DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Gamin au vélo, Le (2011)
Luc Dardenne et Jean-Pierre Dardenne

Une vie naissante

Par Guilhem Caillard
« Nos sociétés starifient l'individu. Peut-être est-ce en réaction à cela que nous revenons toujours sur l'idée du lien », confient les Dardenne. Le parcours des cinéastes belges révèle une récurrence thématique qui en dit long sur leur façon d'entrevoir l'art de raconter.

Plusieurs fois, les frères placèrent leur héros, enfant ou jeune homme, face à un vide affectif. Et lorsqu'il s'agit d'illustrer ce manque, ils optent pour une mise en scène discrète et souvent une phrase qui, surgissant au moment le plus impromptu, pèse ensuite de tout son poids. C'est l'innocent « Voudriez-vous devenir mon tuteur? » adressé à Olivier Gourmet dans Le fils (2002), requête lancée au beau milieu d'une conversation de comptoir par le jeune assassin de son enfant. La réplique fait mouche; désormais, le personnage de Gourmet posera sur cet adolescent en réinsertion un tout autre regard. La même question surgit dans Le gamin au vélo, cette fois-ci posée avec candeur et détermination par le jeune Cyril (Thomas Doret) devant le portail entrouvert du centre social qui l’accueille. Samantha (Cécile de France) est venue lui rapporter la bicyclette qu'il avait égarée. Au volant de son véhicule, la jeune femme baisse sa vitre pour écouter. Elle dit qu'elle doit réfléchir. La demande de Cyril est impulsive, naturelle. Instant presque anodin, la suite du récit renvoi le spectateur à une constante relecture lui offrant toute son intensité.

Dans ce cas comme dans l’autre, l'incongruité de la demande ne convoque jamais la surprise de la part de celui qui écoute, comme pour éviter d'alourdir le récit avec de trop nombreux effets d'annonce ou renversements dramatiques. Plus qu'un attachement envers une façon naturelle de raconter, les personnages des frères Dardenne cherchent - désespérément - à construire un lien d'affection. Lorsque pourchassé par ses éducateurs après s'être échappé du centre, Cyril s'introduit dans une salle d'attente et saute dans les bras de Samantha, qui lui est étrangère. À aucun moment la jeune femme n'essaie de se défaire du garçon, ne paraissant même pas surprise : elle sera son issue. Le processus sera long, parfois violent, mais elle sortira cet enfant écorché-vif de son centre, le prendra sous son aile, lui apprendra à vivre sans père.

Pour raconter les premiers pas de Cyril dans cette nouvelle vie, les Dardenne mettent à l’épreuve leur préférence pour les décors contigus, favorisant les éclairages au plafond. Le gamin au vélo est d’abord une traversée des escaliers et couloirs étroits du centre social, basculant ensuite sur la géographie singulière du salon de coiffure de Samantha et son appartement situé en arrière-boutique, véritables espaces d’adoption. Ce goût pour les décors restreints, ayant en partie fait la renommée des cinéastes, vient une fois encore formidablement appuyer leur volonté de créer les lieux en autant de cocons familiaux. Quand certains endroits sont rattachés au désir d'émancipation du garçon (la station service) ou la tentation de malfaire (le parc des petits malfrats), c'est chez Samantha que Cyril  revient. Bien que faisant fi des nouvelles règles imposées par sa mère de substitution, le garçon laisse transparaître dans son regard toujours plus d’optimisme et de progrès chaque fois qu’il traverse le palier de la porte.

On se souvient des incessants va-et-vient de Jérémie Renier dans L’enfant, deuxième Palme d’or des Dardenne à Cannes en 2005 (après Rosetta, 1999) : jeune sans abris, Bruno y enchaîne des actes de plus en plus répréhensibles, revisitant des lieux symbole de sa détresse (la cabane vétuste en bord de fleuve, l’hôpital, la maison d’accueil). Le gamin au vélo suit le même type d’allers-retours, mais diffère en cela que les agissements de Cyril sont emplis de meilleures intentions. Ses bévues et autres délits finissent toujours par servir d’enseignements, notamment lorsqu’il revient sur les lieux de ses fautes. C’est peut-être pour cela que les Dardenne ont opté pour une lumière généreuse : les scènes extérieures sont souvent traversées par les rayons du soleil, choix d’autant plus rare dans la filmographie des frères qu’il est à plusieurs reprises accompagné de morceaux choisis de Beethoven. En ressortent une maîtrise dramatique manifeste et des images d’une grande beauté. Quand Cyril parcourt, au volant de son vélo, les quartiers de sa nouvelle cité d’accueil, nous assistons à une véritable impulsion, une avancée positive dans la vie du garçon à chaque coup de pédale.

Le gamin au vélo est un film d’été, tel que vu par les Dardenne, et c’est le petit corps de Cyril, son visage pâle et ses cheveux blonds, qui contrecarre avec les couleurs ambiantes. À commencer par le teint mat de Samantha : elle apparaît très bronzée à ses côtés, comme si cela en faisait la seule réponse possible. Ce contraste fait la force du film. Quand il est brutal et irréfléchi, elle reste neutre et mesurée. Lorsque le compagnon de la coiffeuse, ayant du mal à supporter le comportement de Cyril, lui demande de faire un choix, elle n’hésite pas : ce sera l’enfant. Ce jeune garçon turbulent qui, on l’aura compris, tombe à point nommé dans la vie de Samantha. Ou plutôt à un moment où, sans enfant et proche de la quarantaine, elle se questionne forcément sur son avenir. Mais le film fait le choix subtil de rien en dire ou en montrer. Samantha se pose telle quelle. C’est la répartie aux égarements de Cyril, la personne prête à se substituer au père incapable d’assumer son rôle. Elle fait des sacrifices sans que le spectateur n’ait entre les mains une raison concrète - certains dirons qu’elle n’a jamais trouvé le père idéal pour fonder une famille, d’autres qu’elle est stérile. Le fait est que Samantha est la seule en mesure d’accepter et de comprendre le garçon, à la façon du personnage d’Olivier Gourmet dans Le fils, pris d’attachement pour le jeune Francis sans savoir pourquoi. L’essentiel des sentiments compte avant tout, peu importe leur origine, tant qu’ils sont sans regrets : c’est bien là l’une des clés du cinéma des Dardenne.

En près de douze ans, Le gamin au vélo est la cinquième nomination de Jean-Pierre et Luc Dardenne à Cannes, leur ayant valu le Grand Prix du Jury. Sans changer les bases construites, privilégiant beaucoup de préparation et de concertation, les cinéastes poursuivent leur route, tandis que la nouvelle génération wallonne des Joachim Lafosse et Bouli Lanners connaît de grandes heures. Nous sommes en présence d’un cinéma sans artifice, fuyant les explications psychologiques et les missives sociopolitiques. Mais un cinéma qui cherche à prendre du temps et rester en phase avec les maux de son époque. Aux dires des deux frères : de la fable moderne.
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Critique publiée le 28 décembre 2011.