L'homme qui ne voulait rien entendre
Par
Jean-François Vandeuren
Le pari pouvait, certes, sembler audacieux, mais tout de même peu risqué si nous considérons les talents se trouvant à la base du projet. Les chances que The Artist se soit finalement avéré un échec étaient pour ainsi dire complètement nulles. Car de voir le duo formé de Michel Hazanavicius et de Jean Dujardin - déjà forts de deux aventures extrêmement réussies de l’agent OSS 117 - entreprendre la création d’un long métrage presque entièrement muet en 2011 apparaissait déjà comme une proposition aussi inusitée que prometteuse. Contrairement, par exemple, au Silent Movie de Mel Brooks, qui avait tenté avec succès de faire du muet dans les années 70, mais à l’intérieur d’une mise en scène et d’un contexte bien de son temps, l’idée de génie du cinéaste français aura été dans le cas présent de lier intrinsèquement sa démarche artistique et son sujet, soit cette période à la fin des années 20 où le cinéma devint subitement parlant. Aux commandes, Hazanavicius, qui avait déjà prouvé avec ces deux précédents opus qu’il avait un talent certain pour recréer l’esthétisme d’une époque révolue et un sens de l’observation aiguisé pour tourner ses traits les plus caractéristiques en éléments comiques des plus désopilants, pousse la note encore plus loin ici et atteint des sommets souvent vertigineux. Devant les caméras, Jean Dujardin, dont la simple gueule est en soi suffisante pour faire rire le spectateur, démontre une fois de plus ses grands talents d’acteur dramatique, lesquels continue de s’accroître de film en film, comme en témoigne le prix d’interprétation masculine que lui aura valu la présente performance lors de la 64e édition du Festival de Cannes.
Nous nous retrouvons donc en 1927, à la première de la plus récente production mettant en vedette le très populaire George Valentin (Dujardin), pour qui tout semble aller comme sur des roulettes, mis à part peut-être sa situation maritale. À la sortie de la projection, où l’attendra une foule de journalistes et de spectateurs en délire, George fera la connaissance de Peppy Miller (Bérénice Bejo) dans des circonstances on ne peut plus cocasses. Grâce à cette rencontre fortuite et un bon coup de pouce de George - de qui elle s’éprendra, mais dont la relation naissante sera vite avortée -, cette illustre inconnue gravira un à un les échelons du star système hollywoodien pour finir par devenir la principale tête d’affiche des studios Kinograph, qui s’apprêtent pour leur part à passer définitivement au parlant. Ne croyant pas en l’avenir de cette nouvelle technologie, George investira de son côté tout son argent dans la réalisation d’un film d’aventures muet. Comble de malheur, le film sortira le lendemain du krach boursier de 1929 et le même jour que le dernier « talkie » dans lequel une Peppy Miller au sommet de son art tient le premier rôle. Le long métrage de George sera un échec cuisant et, à l’image de la dernière séquence dans laquelle son personnage s’enlisera peu à peu dans les sables mouvants, annoncera des années noires pour l’acteur déchu. Ce dernier verra sa carrière prendre fin et perdra sa luxueuses demeure tandis que sa femme le quittera, mais non pas avant de lui avoir lancé un « Why won’t you talk? » pour le moins significatif, nous ramenant directement à la source de tous les problèmes de l’artiste.
« Les gens viennent pour me voir, ils ne veulent pas m’entendre », affirmera George, dont l’entêtement et la fierté mal placée finiront par le plonger dans une situation particulièrement précaire. Hazanavicius mettra d’ailleurs continuellement l’accent sur ce refus de parler au cinéma comme de communiquer dans la vie de tous les jours d’une manière toujours habilement tournée. On pense à cette séquence de rêve hallucinante où le son fera une première apparition dans l’univers de l’acteur sans que ce dernier ne puisse prononcer le moindre mot de son côté. Une scène qui, comme tant d’autres, révélera le travail magistral accompli ici au niveau du support musical alors que la bande originale de Ludovic Bource s’inspirera elle aussi à la perfection des partitions qui accompagnaient les productions de cette période. Nous retiendrons du coup ces quelques moments où le cinéaste plongera la salle dans un silence total. Un geste pour le moins significatif à une époque où le spectacle cinématographique vise trop souvent une surstimulation des sens de son auditoire. The Artist va ainsi à contrecourant en laissant simplement parler les somptueuses images d’un noir et blanc immaculé du directeur photo Peter Iovino. Hazanavicius aura d’ailleurs su jouer une fois de plus la carte de l’imitation avec un savoir-faire redoutable, conférant à son opus autant l’allure que l’aura d’un film de l’ère visitée, mais édifiant surtout une mise en scène aussi efficace dans ses moments comiques que poignante dans son drame. Le résultat est un film fonctionnant autant comme une production nous donnant l’impression qu’elle aurait pu voir le jour il y a quatre vingt ans qu’une oeuvre destinée au public d’aujourd’hui.
The Artist n’a ainsi rien d’un simple exercice de style et se révèle un document de fiction d’une grande pertinence sur une période charnière de l’évolution du cinéma qu’Hazanavicius aura su explorer par l’entremise d’une reconstitution d’époque saisissante et d’un hommage parfaitement maîtrisé à une tradition et un langage cinématographiques malheureusement disparus. Le cinéaste fera d’ailleurs judicieusement progresser son récit jusqu’à l’avènement des films musicaux, qui donnera un second souffle à la carrière de son protagoniste. Le réalisateur français et son complice se seront ainsi payé un voyage au coeur de ce « Hollywoodland » pour en revenir avec un souvenir on ne peut plus glorieux des années mythiques des grands studios américains. Cela explique d’ailleurs que le titre du présent exercice comme ses intertitres soient dans la langue de Shakespeare plutôt que dans le français de ses origines créatrices. Évidemment, l’un des grands avantages du muet aura toujours été l’élimination les barrières de la langue. Nous noterons à cet effet la participation plus qu’appréciée des acteurs américains John Goodman dans la peau d’un producteur attiré par le gain, mais ayant néanmoins le coeur sur la main, et James Cromwell en fidèle homme à tout faire. C’est néanmoins la performance grandiose de Jean Dujardin qui retient le plus l’attention, lui dont la gestuelle comme le jeu dramatique et le sourire inimitable font feu de tout bois, tandis que Bérénice Béjo campe avec panache les traits idéalistes, énergiques et candides à souhait de Peppy Miller. The Artist accomplit ainsi la tâche non négligeable de ramener la comédie - comme le septième art - à sa plus pure expression et de prouver que même ses mécanismes les plus simples fonctionnent encore à merveille.
Critique publiée le 9 décembre 2011.