Formater la folie
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
En théorie, la recette semblait parfaite. Dès son tout premier long métrage, le culte Withnail and I de 1986, Bruce Robinson a prouvé qu'il était plus qu'à son aise parmi les glorieux ratés et les vénérables paumés de ce monde. Et Johnny Depp, depuis Fear and Loathing in Las Vegas, est devenu aux yeux du grand public un Hunter S. Thompson plus vrai que le vrai Hunter S. Thompson lui-même. Ce rôle iconique qu'il tenait dans le film de Terry Gilliam avait d'ailleurs permis à l'acteur américain de cimenter sa réputation de marginal de service du star système hollywoodien - une réputation qui, mine de rien, s'étiole avec le temps. Car, entre les innombrables suites à l'ordinaire Pirates of the Caribbean et les sempiternelles collaborations avec Tim Burton, entendons-nous pour dire que Depp fait du surplace depuis quelques années. Quant à Robinson, sa dernière réalisation remonte au Jennifer 8 de 1992… un film que tous préfèrent oublier pour se souvenir plutôt du How to Get Ahead in Advertising de 1989. Sur papier, The Rum Diary a donc tout d'un projet nécessaire, voire vital, pour les deux principaux intéressés : un acteur cherchant à renouer avec cette folie sur laquelle repose son image de marque d'un côté et, de l'autre, un cinéaste dont plus personne n'espérait grand chose et dont la carrière semblait même à toutes fins pratiques terminée.
Il est donc un peu décevant que le film résultant de cette rencontre soit au final si ordinaire, si adéquat, mais somme toute si peu enthousiasmant. Adaptation d'un roman de Thompson, écrit au début des années soixante, mais demeuré inédit jusqu'en 1998, The Rum Diary débute pourtant de manière prometteuse, avant de s'enliser dans les banalités et de perdre le fil de ses propres idées. Il faut dire que la prémisse, riche et complexe, invite à ce genre d'égarements. Paul Kemp (Depp), auteur alcoolique qui, de son propre aveu, n'a pas encore appris à « écrire comme lui-même », débarque à Porto Rico pour gagner sa vie comme journaliste dans un minable quotidien américain du coin. « A reluctant part of America » : c'est en ces termes que son rédacteur en chef lui présente le pays, petit paradis colonisé par les touristes obèses et les militaires magouillant leur douce retraite quand ils ne parlent pas de bombarder les communistes au nom de la démocratie. À peine arrivé, Kemp, alter ego de Thompson qu'il est, s'enfonce dans un délire éthylique particulièrement tumultueux; mais il trouve aussi le moyen de s'acoquiner à un promoteur immobilier véreux (Aaron Eckhart) qui désire s'accaparer une île pour y ériger un autre complexe hôtelier de luxe.
Mêlant joyeuse politique, ambitions littéraires et débauche, cette mise en situation s'avère des plus excitantes. Entre sa séduisante « sirène » qui émerge de l'eau tandis que notre protagoniste, ivre, se balade en pédalo, ses combats de coqs et ses impérialistes sans scrupules, The Rum Diary semble être sur la bonne piste pour au moins une heure. Robinson dirige le tout avec juste assez de rigueur pour que les éléments s'emboîtent logiquement les uns dans les autres, mais sait faire preuve du brin de folie nécessaire afin de rendre justice à la plume de Thompson : son énergie chaotique, son décalage critique, son sain mépris de ses contemporains et de la complaisance de la culture de masse… Le triomphant classique des Tornados Telstar confère à une scène se déroulant dans une allée de quilles une superbe absurdité et les instants où Depp canalise les caprices poétiques arbitraires de Thompson sont évidemment parfaits. Mais, au bout d'un moment, le besoin de clore le récit prend le dessus sur le ton et Robinson, dès lors, ne semble plus savoir où donner de la tête. Tout naturellement, cette histoire s'effondre; or, le film, quant à lui, se dégonfle. Pire encore, il cède à la pression des conventions, se conforme totalement à un classicisme non seulement ennuyeux, mais totalement inapproprié.
Les événements qui se succèdent au cours du dernier acte, d'un intérêt limité, prennent ainsi le dessus sur les divers portraits qu'entremêlait le film avec une belle liberté : celui d'un auteur en quête d'un style, cherchant dans l'errance la vérité du doute, et celui d'un pays envahi par une culture étrangère, s'imposant par la force et l'argent. Comme si Robinson, intimidé par les attentes d'un hypothétique grand public qu'il cherche visiblement à séduire, n'avait pas eu le courage d'aller jusqu'au bout de ses idées, réprimant son exaltation et contenant ses déflagrations jusqu'à ce qu'il étouffe son enthousiasme - et du coup le nôtre. The Rum Diary, pour cette raison, ne capte pas l'esprit farouchement rebelle de Thompson comme avait pu le faire Fear and Loathing in Las Vegas en s'égarant consciemment, en suivant son héros de l'autre côté de sa folie jusqu'à ce que celle-ci devienne la norme. Fréquemment drôle, souvent juste et parfois inspirée, voici une oeuvre qui malheureusement ne tient pas ses promesses et laisse, malgré ses bons coups, l'impression d'une occasion ratée. Voulant formater l'imprévisibilité de la contre-culture aux règles du cinéma classique, The Rum Diary tente l'impossible : dompter l'indomptable. Or, la question n'est pas tant de savoir si il échoue ou non, car le problème tient plutôt à cette incompatibilité fondamentale entre le fond et la forme dont on peut carrément dire qu'elle dénature l'oeuvre adaptée.
Critique publiée le 28 octobre 2011.