Toi, au centre de l'univers
Par
Laurence H. Collin
Quel enfant malaimé que ce Margaret de Kenneth Lonergan. Pas moins de six années auront séparé son tournage de sa sortie en salles - une éternité selon n’importe quels standards de distribution. Les sables mouvants dans lesquels le projet s’est aussi malencontreusement enfoncé sont composés d’à peu près tous les obstacles qu’un film peut rencontrer au stade de postproduction : cruelles mésententes en salles de montage, poursuites judiciaires, décès d’un producteur (et ici deux fois plutôt qu’une - d’abord Sydney Pollack puis Anthony Minghella), réactions défavorables aux projections tests… Bref, des complications l’affublant désormais d’un lourd bagage. C’en est bien fâcheux, mais les stigmates de sa longue escale au purgatoire ne peuvent désormais faire autrement que de précéder son contenu.
Au commencement, Margaret représentait le deuxième long métrage de Lonergan, arrivant sur les talons de la très belle réussite de You Can Count On Me en 2000. Dramaturge estimé, celui-ci aurait vraisemblablement dirigé sa nouvelle entreprise avec la suprématie d’un cinéaste de grand renom. D’affirmer que l’immensité de ses ambitions est palpable durant les 150 minutes de Margaret (déjà amputé de sa version de trois heures) serait donc un euphémisme ridicule. En toute franchise, l’étendue de sa vision donne parfois carrément le vertige. Ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose : Margaret est un drame social singulièrement percutant, une expérience difficile à sortir de ses pensées une fois absorbée. Si le cauchemar procédural à travers lequel le film est passé aura complètement dissolu ses chances de trouver son public, le puissant moment de cinéma que celui-ci propose enfin justifie l’obstination dont Lonergan a fait preuve.
Le point de départ de Margaret se trouve dans le quotidien de Lisa Cohen (Anna Paquin), adolescente mi-juive vivant dans le Manhattan post-9/11. Aussi articulée qu’irascible, celle-ci personnifie sans idéalisation la figure d’une jeune femme interprétant son intelligence et sa fougue comme synonyme de sagesse. Une fois les murs de son existence bien esquissés, le train de vie de Lisa se verra chamboulé par un horrible accident d’autobus dont elle est en partie responsable. Le malheur causera la mort d’une femme sans histoire (Allison Janney, extraordinaire dans son unique scène) qui agonisera dans ses bras. C’est lors de son témoignage aux autorités que Lisa racontera un mensonge aux répercussions massives. Déjà aux prises avec les difficultés d’un âge propice aux émotions polarisées, l’adolescente se lancera dans une toile de nouvelles rencontres avec les individus concernés par l’événement funeste.
C’est précisément ici que le récit se fracasse, à l’image d’un pare-brise fissuré par une violente collision, laissant une multitude de tangentes narratives auxquels l’énumération ne pourrait rendre justice. Le rapport antagonique qu’entretient Lisa avec le reste du monde manifestera autant le traumatisme de l’événement que les tourments du passage à l’âge adulte. Ingénieusement, le scénario de Lonergan garde ambigüe la proportion de chaque bouleversement dans la motivation de ses gestes. Constamment guidée par sa propre définition de la morale, elle provoquera des affrontements souvent brutaux avec (entre autres) sa mère actrice (J. Smith-Cameron, plus vraie que nature), le chauffeur de bus lui aussi coupable du délit (Mark Ruffalo) et la meilleure amie de la défunte (Jeannie Berlin, excellente). En parallèle, elle en découvrira sur sa sexualité naissante avec un étudiant amorphe (Kieran Culkin), un de ses collègues qui en pince pour elle (John Gallagher, Jr.) ainsi qu’un professeur à son écoute (Matt Damon).
Encore ici, il reste une multitude de personnages et d’interactions significatives à lister. Margaret se base sur un scénario qui voit grand, parfois trop grand. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un film choral à proprement parler (puisque le personnage central quitte rarement l’écran), les rôles périphériques ont eux aussi droit à leurs développements. Décidément, Lonergan se montre convaincu de la pertinence de toutes ses sous-intrigues par rapport à la progression psychologique de Lisa. Mis à part la résolution du cas de l’accident, c’est cette quête émotionnelle floue de l’adolescente qui cadre le récit. Dépourvu d’enjeux fixes ou de montée dramatique distincte, le texte de Margaret prend la fonction d’un colossal travail d’observation. Alors que se succèdent conflits et mésinterprétations, c’est sur la difficulté de communication chez les êtres du microcosme urbain que l’attention de Lonergan se focalise. Ne laissant pas le moindre détail au hasard, le réalisateur/scénariste met ainsi en relief un paradoxe troublant en faisant de sa figure « unificatrice » une jeune concevant le drame d’autrui comme son propre malheur.
« This isn’t an opera. And we are not supporting characters in your life » est l’une des répliques qui ponctuent la joute verbale la plus lancinante de toutes. Remettant à leur place les vocations de justice soi-disant légitimes de Lisa, cette critique encapsulera aussi la somme des idées brassées par Lonergan. Car malgré son expérience dans le milieu théâtral, le metteur en scène ne s’intéresse aucunement au misérabilisme dans les tragédies sociétales d’un Iñárritu ou les quadrillés narratifs allégoriques d’un Haggis. Par sa mise en scène fébrile enchaînant montage arythmique et ralentis éthérés, Lonergan s’éparpille volontairement, laissant en suspension ses nombreux volets thématiques pour n’en boucler ultimement qu’un seul. La catharsis que recherche désespérément sa protagoniste ne se terre donc pas dans les connexions qu’elle cherche à établir avec ceux gravitant autour (« People just don’t relate to each other »), mais bien au fond d’elle-même.
Au dernier tournant avant l’âge adulte, notre quête de réponses aux questionnements sur le bienfondé de ce monde provoque fréquemment l’insatisfaction ou la frustration. Paquin, en concordance parfaite avec la version scénaristique de son rôle, pourvoit ici une charge émotive et hormonale éblouissante qui équivaut la pensée conceptuelle démesurée de son auteur. Culminant dans une scène à l’opéra édifiant le pouvoir de la réconciliation devant la barcarolle d’Offenbach, Margaret ne laisse donc plus aucun doute quant aux propos de Lonergan : la possibilité de trouver quelques précieuses mesures de paix intérieure dans ce foutu bordel qu’est le monde moderne. J’aurais volontiers poussé un soupir de soulagement en constatant que la carrure rapiécée, irrégulière d’une oeuvre qui a failli ne jamais voir la lumière du jour ne fait absolument pas le poids contre sa force de frappe. Cependant, une fois la conclusion venue, mon souffle était coupé.
Critique publiée le 8 octobre 2011.