DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Elle et lui (1963)
Susumu Hani

Pauvres humains et ballons gonflables

Par Mathieu Li-Goyette
« Pour moi, la réalisation d'un film n'implique pas de montrer ou de convaincre quelqu'un de quelque chose. Je fais des films parce que je veux savoir quelque chose en particulier, une chose qui change de film en film. » - Susumu Hani

La recherche du réel de Susumu Hani, stylisée, mais dénuée d'une prétention esthétisante, a quelque chose d’immensément pédagogique. Sorte de document ethnographique sur le Japon des années 60, la véracité des lieux, des comédiens et de son récit très simple (une femme de la classe moyenne se lie d'amitié avec un pauvre habitant les bidonvilles situés au bas de la colline où le bloc d'appartements de celle-ci s'érige) en fait presque oublier le flux narratif du récit. Tranches de vies accumulées, les scènes de Elle et lui sont fait d'un alliage rarissime entre la désinvolture d'un style godardien et un attachement viscéral à la condition humaine. Ami des comédiens plutôt que génie d'un film, Hani nous fait voyager dans le Japon d'après-guerre dès son générique : des universitaires font la fête, l'occupation américaine est tout juste terminée et le mot d'ordre qui règne et qui commence à se répandre, « je ne regrette rien de ma jeunesse » (Kurosawa en avait fait le titre de son oeuvre de 1946), berce le coeur des Japonais dans un avenir où tout est possible. À la sortie des universités, les diplômés sont destinés à des vies de « salarymen » bien rangés, ces hommes pour qui un travail et une vie simple suffisent. Eiichi Ishiawa, le mari de Naoko (brillamment interprétée par Sachiko Hidari, femme du cinéaste), aura les mêmes mots lorsqu'il prononcera ses voeux pour l'avenir à sa femme.

Cette éloge du mode de vie carriériste, Naruse en aura fait une carrière à le déconstruire sous tous ses angles et il n'est probablement pas faux de rapprocher Hani de cette démarche, à la différence que celui-ci, membre de la Nouvelle vague et fier cinéaste de l'ATG, a en lui le désir de montrer des images-choc. Pas des chocs névralgiques comme ceux d'une horreur innommable, mais bien des chocs anthropomorphisés, des comparaisons qu'il nous fait découvrir par de nombreux panoramiques de haut en bas et de bas en haut. Les plans décrivent, dans un mouvement révélant les tours d'habitation et les bidonvilles. La même année, Kurosawa a recours à un contexte identique pour raconter un film de genre, une histoire de kidnapping dans Entre le ciel et l'enfer. Le maître, plus classique, fait passer la comparaison entre les riches et les pauvres par un effet de profondeur de champ : lorsque Mifune est dans son appartement, sa fenêtre laisse entrevoir au loin les quartiers pauvres et vice-versa. Dans son cas, la profondeur du cadre était une manière scénographique, absolument plastique, de créer du décor. Plutôt que de révéler la pauvreté, il l'enlevait pour l'intégrer à un contexte de fiction où le genre ne cédera jamais le passage à la politique.

Dans Elle et lui, Naoko se rapproche donc d'Ikona, un ancien universitaire déchu, car sa femme l'a laissé et qu'il a dû s'occuper jour et nuit de sa jeune fille aveugle. Son plus grand ami est un chien fidèle, Huma, qui définit le quotidien de l'homme. Ce dernier, que l'on croit soumis à lui, partage sa nourriture sans hésitation de même que son hygiène et c'est en étant toujours à ses côtés qu'il revête peu à peu du caractère du chien lui-même : Ikona a quelque chose de sauvage, d'instinctif, mais de très noble et fidèle tout à la fois. Naoko le prend en pitié et l'invite chez elle. Anciens amis de l'université, le pauvre a mis une croix sur ce passé que le mari, rapidement jaloux, n'hésitera pas à lui rappeler : « Tu es un diplômé et regarde ce que tu es devenu », lui dira-t-il. Et dans les faits, Ikona était incarné par un dénommé Kikuji Yamashita, un non-acteur jouant son propre rôle d'habitant des bidonvilles.

Elle et lui est aussi le récit d'une condition féminine intimement liée à l'évolution rapide du Japon. Extrêmement polie, incapable de refuser les demandes les plus farfelues (comme d'être l'arbitre d'une guerre entre enfants - la guerre du Pacifique est si loin qu'on la joue maintenant avec des branches en guise de fusils dans les terrains vagues), elle se lie aussi d'amitié avec Ikona parce qu'elle n'a rien d'autre à faire. Une fois les tâches ménagères accomplies, une fois les commères terminées avec les voisines tout aussi peu occupées et la lessive séchée, le mari rentre, la femme lui enlève son veston, lui apporte son saké, lui fait à manger et la journée ne se termine que pour se recommencer plus rapidement. Le discours de Hani trouve sa subtilité dans sa dispersion tout au long de l’oeuvre tout comme il trouve certaines de ses plus belles lignes de dialogues lorsqu'il aborde le problème avec une verve déconcertante. « Cette coupe de cheveux te va bien, ça fait ''femme de maison'' », dit Eiichi. À quoi Naoko répondra : « Peut-être que je n'aurais pas dû changer de coiffure finalement ». Pas de rire, pas de sourire coquin, mais plutôt le silence d'un couple qu'on ne verra jamais uni par les liens malléables de l'amour, mais plutôt par les liens rigides des conventions traditionnelles et de ces immeubles grisâtres nécessitant, dans ses moindres compartiments, l'entretien d'une jeune femme au foyer.

Nouvel assemblage de contraintes, où plutôt nouveau décor pour des contraintes venant d'un autre siècle, c'est la transposition de cette tradition dans un contexte contemporain qui permet au cinéaste de débloquer de nombreux sens cachés sans jamais les aborder de front. Sa caméra regarde souvent vers l'extérieur, il effectue des plans énergiques et mobiles dans les rues de la banlieue chargée d'un noir et blanc extrêmement riche en contrastes. Si l'on parlait précédemment de montage godardien, c'est aussi parce que la temporalité de l'action, pour Hani comme pour les premiers films de Godard, n'a de sens que dans leur succession temporelle et non dans leur continuité lisse et parfaite. Les plans sont interrompus ou débutent trop tôt ou trop tard et cette recherche de l'instant parfaitement imparfait confère à l’oeuvre son urgence palpable : Hani cherchait en effet à comprendre une réalité et il nous donne l'impression que la mise en scène classique et soignée détourne l'attention du spectateur des véritables pulsions de l'être humain. Godard souhaitait chambouler les sens, Hani tentait de les écarter le plus rapidement possible.

Ouvrant sur un bidonville en feu, la prémonition des événements à venir (la petite communauté des peu fortunés deviendra un terrain de golf plus tard dans le film), le mari ne se lève pas pour aider les sinistrés à éteindre l'incendie. « Vas les aider », dit sa femme. « Notre immeuble est pare-feu, l'incendie ne se rendra jamais jusqu'ici », lui répond-il. Hanté par une bande sonore de Toru Takemitsu, compositeur par excellence des sons spectraux, une ombre plane sur le Japon en ce début de décennie et Hani, par une seule et première scène, en délimite déjà les contours. L'aliénation urbaine naît ici, l'hypocrisie et le « chacun pour soi » se développe et apparaît lorsqu'il a décidé de mettre en opposition elle et lui, la riche et le pauvre, l'académisme du jeu du personnage de Eiichi et le réalisme brutal d'Ikona. À cheval entre ces deux styles tout comme la carrière de Hani a toujours été composée de documentaires alternant avec des films de fictions, peu d’oeuvres semblent nous offrir une si belle déconstruction organique du Japon des années 60, d'un Japon à la veille des Jeux Olympiques et qui, décidément, dissimulait une tare énorme que dénonça, par trahison, sa Nouvelle vague.

Photo : Collection de la Cinémathèque québécoise
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Critique publiée le 19 septembre 2011.