Apolitique Now
Par
Mathieu Li-Goyette
De tous les films sur la guerre en Irak, The Hurt Locker s'était avéré - et demeure toujours - le plus marquant, le mieux fignolé, mais aussi le plus fin et le plus brillant. Succession des tranches d'une vie guerrière, le récit de Mark Boal (coproducteur du film et auteur de l'article qui inspira Paul Haggis pour In the Valley of Elah), basé sur ses expériences de journaliste pour Playboy, n'a rien d'une structure hollywoodienne en actes dramatiques calculés. Fruit d'un journal de bord rédigé au coeur des combats de la mission américaine, on suit ici le sergent William James, un démineur, au cours des quarante-deux jours précédant son retour aux États-Unis. Le décompte apparaît à l'écran comme la porte de sortie d'un enfer. Ses compatriotes, pas tous aussi virils que lui, prient pour parvenir au jour tant espéré pendant que les escarmouches font rage, que leur unité est confrontée à des explosifs complexes, voire des bombes humaines (un détonateur caché dans le corps d'un enfant) et des kamikazes. La caméra haletante marche dans leurs pas, l'image vibre jusqu'à en donner le mal de mer et le montage s'évertue à ne montrer que le point de vue des soldats et des angles de tir d’où l’ennemi pourrait les tenir en joue. Cette guerre a quelque chose d'unique, n’ayant rien à voir avec les affrontements à grand déploiement des précédentes. Il n'y avait pas eu, avant The Hurt Locker, de film capable de la caractériser, de lui inculquer ce cachet qui, dans la conscience populaire, fait entrer tout massacre dans la mythologie édificatrice des États-Unis. En d'autres mots, pas de nouveaux défis, rien de neuf pour les soldats hyper entraînés de la U.S. Army. Rien de tout cela. Rien, avant que The Hurt Locker ne soit réalisé.
Chaque instant est un instant de doute. De doute envers la prochaine journée, vis-à-vis l'Irakien en face du militaire : l'imagerie à symboles des médias croise celle à manichéisme du cinéma. Tous les Irakiens sont susceptibles d'être des terroristes ou des insurgés. Les soldats doivent faire attention, rester sur le qui-vive et crier, toujours crier plus fort pour exiger des civils de s'accroupir, de changer de route ou de lever les mains vers le ciel. Le spectateur entre dans ce jeu de défiguration de l'autre et participe à cette crainte de l'étranger. Face à une armée primitive, les troupes américaines obligent leurs opposants à utiliser les techniques les plus sournoises qui soient et, contrairement aux campagnes rurales de la guerre du Viêt-Nam, à se battre dans les rues des grandes villes et à devoir faire la différence entre un innocent et un ennemi embusqué. L'affrontement que filme The Hurt Locker est une guerre psychologique avant d'être une guerre physique, car bien au-delà de la chaleur et de l'hermétisme claustrophobe de la combinaison de démineur de James, c'est dans l'attente du désamorçage d'une bombe et dans la crainte face à chacun des civiles surveillant la scène (peut-être aurait-il sur lui un détonateur à distance) que se développe un sentiment de paranoïa qui, plus que les protocoles militaires impressionnants, est le sujet au coeur du film.
Parce qu'il a le nez collé sur l'actualité, The Hurt Locker n'a pas non plus la prétention d’être une oeuvre humaniste ou pacifiste. Réalisé durant les derniers jours de l'ère Bush, il se refuse aussi un patriotisme politique, lui préférant, comme sa réalisatrice Kathryn Bigelow en a souvent fait l'éloge, le rituel des mâles alpha, une chose primaire et sauvage. Ces hommes gros et baraqués ne connaissent que le combat et vivent une existence basée sur l’adrénaline en se répétant que chaque jour pourrait être le dernier. L'animosité naît, des ego se cassent et des vengeances personnelles s'installent entre les soldats et les Irakiens. Bigelow démontre que le conflit irakien est d'une terreur constante, régulière et qu'elle se ressent sur le plan intime et quotidien plutôt que sur des champs de bataille bien définis. L'image de l'ennemi semble trop clairement désignée et, à vouloir faire feu sur tous les Arabes du Moyen-Orient, l'unité de James en viendra même à prendre des alliés britanniques pour des insurgés. L’Amérique sort les dents et, comble du drame, se bat pour une guerre sans conviction et sans but.
Jamais le mot « politics » n'est prononcé, ni les termes « oil » ou « weapons of mass destruction » et encore moins les objectifs de chacune des missions. L’oeil précis de Bigelow s'attarde aux scènes d'action et aux épisodes très masculins du camp militaire en décidant de ne pas montrer ce qui se passe entre ces moments. Les officiers supérieurs ne sont pas entendus, les particularités de la mission non plus; contrairement aux autres films de guerre, The Hurt Locker est le premier opus américain à s'attarder sur son sujet en le considérant comme une carrière et non comme un événement exceptionnel. Il n'y a pas de difficulté lors de chacune des missions, car les soldats sont entraînés à les accomplir. Il n'y a pas d'objectifs, car les soldats exécute simplement ce qu'on leur demande de faire - on ne filmerait pas l'attribution quotidienne des tâches d'une secrétaire. Ici, tout coule de source. Pas de générique d’ouverture, pas d'écran-titre (« hurt locker » étant une expression signifiant être envoyé sous le feu et les bombes de l'ennemi), pas de préambule où l'on justifierait l'invasion de l'Irak, pas de victoire, pas d'initiation ou d'acquisition de connaissance. William James est un expert dès que nous le rencontrons et, pour dire plus simplement, The Hurt Locker se dédie à filmer son quotidien de la manière la plus prenante qui soit et avec une préférence pour un réalisme documentaire.
The Hurt Locker pose cependant un problème, non pas en tant qu’oeuvre, mais en tant qu'objet culturel particulièrement révélateur d'une ère de l'après-11 septembre où le pathos s'est lentement déplacé des victimes des attentats vers les soldats morts au combat. Alors que l'objectif premier de la mission a été grossièrement occulté par le gouvernement américain, seule la survie des soldats est devenue importante dans l'esprit du public : sous le tumulte général et pour éviter de voir la nation se diviser en deux camps, on les a rassemblés sous l'égide des jeunes ayant donné leur vie pour leur patrie. Une manière de définir un nouvel américanisme, bien au-delà des raisons socioéconomiques, une pensée magique et « mythologisante » qui faisait des combattants les fantassins d'une croisade contre le monde arabe. Sans la vanter, l’oeuvre de Bigelow en est le plus lucide témoin. Son film fait le point et trace la structure d'une dangereuse évaporation politique. La nouvelle guerre n'est pas une guerre, mais bien un quotidien que James sera incapable de substituer par sa vie de famille une fois rentré au pays parce qu'elle n'a pas de fin. Dans l'épilogue désormais célèbre, il observe d'un air blasé des rangées de céréales. « La guerre est une drogue », disait l'exergue. C'est en rendant la guerre apolitique le plus rapidement possible qu'elle se transforme en drogue, qu'elle perd sa raison d'être aux yeux des soldats, qu'elle devient presque jeu d'adrénaline (comme ce jeu de Xbox auquel jouent les militaires le soir venu) et qu'elle excuse, au nom des hauts dirigeants, quelques-uns des pires scandales de l'Histoire moderne.
Critique publiée le 12 septembre 2011.