DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Debt, The (2010)
John Madden

Justice invisible

Par Jean-François Vandeuren
En 1965, trois agents du Mossad, Rachel Singer (Jessica Chastain), Stephan Gold (Marton Csokas) et David Peretz (Sam Worthington), s’infiltraient à Berlin-Est dans le but de capturer un criminel de guerre nazi. Plus de trente ans après ces événements, la fille de Rachel et Stephan (interprétés à présent par Helen Mirren et Tom Wilkinson), Sarah (Romi Aboulafia), une journaliste israélienne réputée, publiera un ouvrage expliquant en détails la mission que menèrent ses géniteurs - pour qui elle a visiblement la plus haute estime. Au cours de la soirée de lancement, Rachel sera appelée à lire un passage à haute voix, celui relatant cette fameuse nuit où elle fit feu sur celui que l’on surnommait le chirurgien de Birkenau alors qu’il tentait de s’enfuir de l’appartement où il était retenu prisonnier. The Debt nous ramènera ensuite à l’origine de toute cette affaire afin d’en dévoiler la progression. Il sera toutefois plus qu’évident à ce moment qu’il y a anguille sous roche. Car pourquoi nous montrerait-on aussi clairement la résolution de l’intrigue avant même qu’elle ne s’amorce? Le tout combiné au suicide de David (Ciarán Hinds) survenu quelques instants auparavant et à des révélations qui troubleront visiblement Rachel, le moins que l’on puisse dire, c’est que les scénaristes Matthew Vaughn, Jane Goldman et Peter Straughan auront mis le paquet pour piquer rapidement la curiosité du spectateur confronté à ce remake du film du même nom réalisé par Assaf Bernstein en 2007. Le montage astucieux et on ne peut plus efficace d’Alexander Berner contribuera évidemment énormément à solidifier ce suspense au-dessus duquel planera continuellement une aura de mystère par rapport à laquelle nous aurons aussitôt hâte d’avoir l’heure juste. Mais The Debt en révélerait-il trop dès son entrée en matière au point d’étouffer lui-même son propre récit?

Pour éviter qu’un tel scénario ne se produise, les trois auteurs auront d’abord scindé leur intrigue en deux parties, en commençant évidemment par relater les « exploits » qui auront fait des trois agents de véritables célébrités lors de leur retour en Israël. The Debt se réappropriera alors les grandes lignes de ce type d’entreprises, que le réalisateur John Madden développera pour sa part à l’intérieur d’une mise en scène aussi méticuleuse que rythmée qui révélera progressivement les traits d’un récit beaucoup plus complexe que nous pouvions l’imaginer au départ. Le plan sera, certes, dans un premier temps, de mettre le grappin sur le docteur Dieter Vogel (Jesper Christensen), reconverti à présent en sympathique gynécologue. Les choses se compliqueront toutefois lorsque viendra le temps de sortir ce dernier du territoire est-allemand sans éveiller les soupçons des autorités afin que celui-ci puisse être jugé en Israël. L’opération sera un échec et forcera le trio à garder le chirurgien en captivité en attendant l’aide des Américains. Un coup de main qui ne viendra malheureusement jamais. C’est à ce moment que The Debt se révélera plus qu’une simple quête de justice habilement mise en scène, plongeant ses protagonistes dans un tourbillon d’incertitudes et de tensions qui deviendra rapidement insoutenable pour les « héros en devenir ». Une atmosphère étouffante qui poussera le trio à bout de nerfs, que ce soit dû à l’insalubrité de ces lieux de moins en moins accueillants, à l’impossibilité pour Rachel de sortir à l’extérieur de peur d’être reconnue par les forces de l’ordre, au triangle amoureux qui se formera entre les trois complices, ou aux petits jeux psychologiques auxquels s’adonnera le bon docteur. Une montée dramatique qui nous ramènera inévitablement à cet instant fatidique où la réalité deviendra fiction et la fiction deviendra réalité.

C’est également à partir de cette séquence médiane et du retour au « présent » qui suivra qu’émergeront les réelles thématiques du film de John Madden. Le présent exercice se révélera du coup l’histoire d’un mensonge ayant pris des proportions incontrôlables et dont l’aveu aurait à présent des conséquences particulièrement graves, et ce, autant pour les principaux concernés que pour leurs proches, voire même pour toute une population. Il faut dire que le choix du contexte et de la mise en situation était en soi idéal pour aller bien au-delà de la simple prise de conscience. Le récit de The Debt, dans ses moindres aspects, se veut celui d’une recherche de justice là où elle n’est pas forcément atteignable mélangée à un profond désir de vengeance national. Une volonté d’aller au bout de son devoir et de ses convictions même lorsqu’il est devenu impossible de le faire. Mais le tout ne découlera pas tant ici d’une forme d’égoïsme, voire d’égocentrisme, plus que d’une détermination à panser les blessures toujours vives d’un passé pas si lointain, d’apporter au moins cette consolation à un peuple qui aura été la cible d’horreurs figurant parmi les plus indescriptibles de la sanglante Histoire de l’humanité. Un apaisement qui passera ici par le jugement, voire l’annonce de la mort, d’un homme ayant causé celle de milliers d’individus. Madden et son équipe de scénaristes se montreront d’ailleurs particulièrement perspicaces dans la manière dont ils aborderont la complexité de la situation psychologique de leurs protagonistes tout comme des enjeux dramatiques de leur intrigue. La réalité inventée par les trois agents deviendra ainsi un fardeau que devra porter chacun d’entre eux à divers niveaux et qui finira par sceller leur destin respectif de différentes façons, rarement celles qu’ils avaient envisagées.

The Debt se veut en somme autant un suspense qu’un drame psychologique où la nation d’héroïsme devient rapidement bien illusoire. Le pari audacieux d’employer près de la moitié du film pour préparer le terrain avant d’en faire finalement ressortir les enjeux aura donc fini par porter fruit dans ce cas-ci, rendant beaucoup plus cohérents le départ coup-de-poing élaboré par Madden et ses acolytes tout comme ce long segment sur lequel règne cette atmosphère de paranoïa propre au Berlin-Est des années 60. Les scénaristes seront donc parvenus à démontrer toute la perspicacité de leur démarche, et ce, autant en ce qui a trait au choix du sujet et des lieux qu’à la composition des différents personnages, réussissant à nous confronter, à force d’identification à ceux-ci, au même dilemme moral et éthique auquel devra ultimement faire face Rachel Singer. The Debt s’avère ainsi une intrigue ambitieuse aussi habilement édifiée que savamment déconstruite dans laquelle les deux trios d’interprètes communiquent avec vigueur deux types de vulnérabilité dans deux contextes bien différents l’un de l’autre, mais dont ils seront néanmoins toujours prisonniers d’une certaine façon. Dommage de voir l’exercice terminer sa course sur un dernier tiers ne possédant malheureusement pas la verve des deux premiers, où Madden ira d’une séquence « nécessaire » où Rachel pourra remettre les pendules à l’heure, mais se verra surtout octroyer une chance inespérée d’accomplir ce qui aurait dû être fait il y a plusieurs décennies. Des circonstances où la note sera poussée particulièrement loin afin d’offrir une porte de sortie toute hollywoodienne à cette dernière. Mais il n’y a néanmoins aucun héros dans The Debt, seulement des êtres ayant perdu leur dignité en cherchant à faire le bien, et qui devront payer un prix passablement élevé pour la retrouver.
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Critique publiée le 2 septembre 2011.