Trêve sur l'Olympe
Par
Mathieu Li-Goyette
Signifiant série éliminatoire, donc moment crucial, « playoff » peut aussi vouloir dire « play-off », soit jouer à l'extérieur ou tout simplement ne pas jouer, ne plus être dans le jeu. Ce jeu, le basketball, sert d'alibi au grand Eran Riklis, cinéaste israélien d'une réconciliation mondiale utopique, soit d'un enlacement des cultures tant juives que musulmanes, des peuples tant africains qu'occidentaux. En effet, pour une fois, le metteur en scène de La fiancée syrienne et des Citronniers part tourner à l'extérieur de son pays, en Allemagne pour être plus précis, pour une production se déroulant en 1982 et dont le poids de l'histoire de la Shoah viendra miner le parcours de Max Stoller (Danny Huston, incarnant en fait l'entraîneur Ralph Klein, qui mena cette année-là l'équipe nationale allemande au huitième rang des Jeux Olympiques). Pour Riklis comme pour Stoller, tous les deux juifs, l’un vient en Allemagne tourner un film, l'autre y est invité pour diriger une équipe de basketball, c'est aussi l'occasion d'un retour dans la gueule du loup, cet épicentre si craint où l'holocauste fut pensé et mis à exécution pour la première fois. Présent pour parler de sports aux journalistes et non de son passé (étant né en Allemagne, il a dû fuir le pays pour se réfugier dans sa terre d'accueil d'Israël), la presse cherche en Stoller le sensationnalisme d'un sportif blessé, d'un grand homme dont le talon d’Achille est submergé par une passion apolitique. Car le sport, comme lors des olympiques, c'est le terrain d'entente par excellence - toujours en principe - des frictions internationales.
Déjà dans Cup Final (1993), deuxième film d'Eran Riklis, voire celui qui le fit connaître sur la scène festivalière, le cinéaste mettait en scène un ressortissant israélien capturé par des forces libanaises qui se liait d'amitié avec ces derniers au nom de leur amour commun du soccer. Ici, l’enjeu n’est pas la réconciliation, mais plutôt le déterrement d'un esprit de vengeance : tous croient que Stoller n'est là que pour prouver quelque chose à l'Allemagne - il n'en est rien, car le Juif ne cherche que la victoire et le renouvellement de son contrat. À force de gratter, de vouloir provoquer en lui l'esprit martyrisant de la Shoah, Stoller cède et se livre à un voyage mélancolique dans le quartier de son enfance où il rencontrera une jeune musulmane émigrée avec sa jeune fille. Une liaison apparaît en pointillé reliant les ruines d'un Berlin juif (la vieille usine de son père, la pâtissière du coin) n’ayant jamais retrouvé ses particularités d'antan et l'isolationnisme d'une jeune femme portant le voile et ne pouvant se lier d'amitié avec un homme sous peine d'être rejetée par sa communauté (en plus d'être déjà exclues, elle et sa fille, des Allemands qui les entourent).
Pendant que tous cherchent à emplir leurs archives télévisuelles d'un témoignage de survivant, seul Stoller, celui qui a jeté sa valise pleine de souvenirs à la mer dès son arrivée à Tel-Aviv, a oublié volontairement l'allemand et tout ce qui le rattachait au pays, y compris son père. Face à lui, le capitaine de l'équipe de basketball : un jeune Berlinois méfiant et persuadé des intentions malsaines de son entraîneur. Ayant eu lui aussi une relation trouble avec son père, ayant même souhaité qu'il disparaisse, il ne pourra cependant répondre à la question fatidique de son nouveau mentor : « as-tu peur de réussir et d'être « international » parce que tu as peur d'oublier? »
Playoff, c'est cette course vers la gloire sportive doublée d'une lutte contre une mémoire nationale encrée dans une grande Histoire à ne pas méprendre pour de la politique de pacotille. Comme cet Allemand n’ayant pas oublié la Seconde Guerre conservant dans un coffre sa croix de fer et une photo de lui en uniforme nazi, oublier ou ne pas oublier, Stoller se pose la question, mais nous en pose aussi une qui dépasse la condamnation personnelle ou le jugement de soi : en oubliant, se blanchit-on du passé? Alors, devenir « international », comme il le demande à ses joueurs, c'est évoluer ailleurs en se rappelant sans cesse de ses origines non pas dans l'action, mais dans l'être : Stoller est juif sans agir en juif et c'est ce qui le distingue des personnages à oeillères qui l'entourent et demandent à voir, à partir d'une surface médiatique, une vérité prenant racine dans les « potins » et la recherche d'une causalité dramatique épique par ses aïeux historiques, le scoop d'une vendetta cachée.
Le fait est que Stoller n'a pas vécu les camps et que le film de Riklis a le bon goût de ne pas être misérabiliste. C'est parce que la presse aimerait voir ce scandale éclater qu'une autre vérité apparaîtra, celle du besoin commun de juger. Chose impensable que cet israélite luttant pour la gloire de l'Allemagne, sa démarche est d’abord celle d'un compétiteur, ensuite celle d'un diplomate cherchant à défier les conventions d'un combat sans fin entre le bien et le mal, entre les Juifs et les nazis. Danny Huston incarne à merveille l’amalgame de contraires qu'il doit représenter, cet homme qui coupe le filtre de ses cigarettes avant de les fumer, ce titan qui engloutit ses jeunes joueurs tellement son histoire à lui paraît plus grande que la leur. Il est l'homme plus grand que l'histoire.
Les séries éliminatoires du titre sont donc autant celles des olympiques que celles que Riklis met en scène en insérant dans son récit cette douce femme musulmane, Deniz (Amira Casar, la plus inspirante du film), et en lui donnant le beau rôle d'être le catalyseur des émotions enfouies de Stoller. Cette femme qui n'aurait jamais vécue à Berlin au temps de l'avant-guerre et que notre entraîneur retrouvera sur les ruines de sa jeunesse lui montrera que le sort des Juifs est aussi le sort des Arabes - comprendre « Palestiniens » - et qu'il faut aussi prendre la mesure de la honte et du cauchemar chez autrui.
Le déracinement des nations au XXe siècle, la multiplication des diasporas et leurs rencontres au sein de métropoles mondiales de plus en plus habitées par des peuples venus d'ailleurs (ceci provoquant cela, les citadins installés depuis de nombreuses générations tenteront ici de trouver toutes les raisons possibles pour déshonorer leurs nouveaux voisins), voilà le vrai sujet de Playoff, voilà le véritable enjeu de sa série éliminatoire. Eran Riklis, derrière la douceur pop de ses plans, sa musique agréable à l'oreille donnant aux comédiens une attitude tantôt décontractée, tantôt blessée dans l'intimité de leur image publique, exprime son ras-le-bol d'une victimisation israélienne et cache bien son jeu, comme Eran Kolirin l'avait brillamment fait récemment avec La visite de la fanfare (2007). Dans l'antiquité, même le Dieu de la guerre déposait les armes une fois les Olympiades venues. Dans ces moments de suspension, le dialogue reprenait et, comme si le film de genre était le sport d'une culture, comme si le divertissement était le remède du quotidien, Riklis tente d'en profiter pour discuter des conflits faisant de la paix une chose plus rare que la guerre, et qui font que chacun de ces films israéliens demeure et demeurera d'une importance capitale pour la suite des choses.
Critique publiée le 28 août 2011.