Vérités contradictoires
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Cinéaste insaisissable, à cheval entre Hollywood et le circuit indépendant, Steven Soderbergh enchaîne à un rythme étourdissant les projets d'envergures diverses. Au fil des ans, on s'est ainsi habitué à ce que le même homme puisse réaliser Schizopolis puis Out of Sight, Bubble et Ocean's Thirteen ; et on ne s'étonne plus aujourd'hui qu'il nous livre le très classique The Informant! quelques mois seulement après un Girlfriend Experience autrement plus audacieux. À la fois thriller et comédie, ce long-métrage remarquablement ficelé joue en apparence toutes les cartes appropriées pour plaire au grand public. Mais derrière cette façade parfaitement ludique se cache une autre réflexion de Soderbergh sur le pouvoir de l'argent - qui régulait les relations humaines dans son film précédent. Il est cette fois question de corruption dans le milieu des affaires, phénomène présenté tel une forme de schizophrénie qu'incarnerait de manière canonique le personnage de Mark Whitacre (Matt Damon) - menteur pathologique servant de force centrifuge à l'ensemble d'un film qui s'égare volontairement dans les méandres de sa propre confusion. L'intrigue de The Informant! fonctionne ainsi telle une série de poupées russes, chaque détournement de la vérité en cachant un autre qui en cache un autre… Jusqu'à ce qu'en bout de ligne, tout l'édifice érigé de manière apparamment si maîtrisée par Whitacre s'écroule lamentablement sous le poids des tromperies accumulées. Une fois sa mythomanie exposée, c'est la nature relative de la « vérité » présentée par l'écran qui est dévoilée. Le spectateur, ici, nage par conséquent dans un doute constant contrastant avec les certitudes simples du cinéma hollywoodien. Et c'est en ceci que la méthode Soderbergh s'avère subtilement subversive, sorte de dérèglement des facilités inhérentes au cinéma de consommation de masse doublé d'une application efficace de ses règles.
Si à un certain point dans sa carrière le cinéaste américain s'est intéressé plus spécifiquement à l'influence de l'image sur les rapports sociaux, c'est l'argent qui dans les dernières années est devenu le moteur de sa critique de la société (après avoir été dans son oeuvre un outil narratif privilégié). Intermédiaire neutralisant la valeur des liens dans The Girlfriend Experience, source d'une injustice orchestrée à l'échelle mondiale dans Che, il fait dans The Informant! l'objet d'une vulgaire avidité - les magouilles qui permettent aux riches d'en accumuler toujours plus n'ont rien de bien « spectaculaire », elles sont même d'un ordinaire qui dépasse l'entendement. Inspiré d'un mensonge vécu, The Informant! lève le voile sur l'affaire ADM qui au début des années 90 avait ébranlé le milieu économique en devenant l'application la plus lucrative à ce jour de la loi antitrust; la compagnie américaine, avec l'aide de trois entreprises asiatiques, avait réussit à faire grimper de 70% le prix de la lysine sur le marché mondial en l'espace de neuf mois. Whitacre, qui avait aidé le FBI à mener l'enquête et à coincer ses propres patrons, sera par la suite accusé d'avoir fraudé la compagnie qui l'employait pour une somme totale avoisinant les neuf millions de dollars. Le vaillant dénonciateur s'est ainsi transformé en l'objet d'une série de poursuites ayant miné sa crédibilité.
Il n'est pas étonnant que, visuellement, le film cite l'esthétique d'un certain cinéma américain des années 70; car The Informant! s'inscrit dans la tradition d'All The President's Men ou de The Parallax View, d'Alan J. Pakula, des thrillers marqués du sceau d'une désillusion que revendique aujourd'hui Soderbergh. Si le cinéaste choisit de camper son film dans les couleurs chaudes des domiciles rêvés de cette époque révolue, alors que son histoire se déroule dans les faits au début des années 90, c'est qu'il désire revenir sur cet idéal naïf d'une Amérique encore « pure » pour mieux par la suite remettre en question cette crédulité restaurée. Ne serait-ce que par l'intelligence de son rapport à un choix esthétique généralement superficiel, le fameux look rétro, The Informant! pose les jalons d'un discours fascinant sur la (fausse-)représentation de l'Histoire au cinéma. Soderbergh, à maintes reprises, nous a démontré que notre conception du vingtième siècle était montée par médium interposée: toute la structure visuelle du premier volet de son Che, le pari formel que relevait son sous-estimé The Good German de « ressusciter » le cinéma d'une certaine époque comme s'il en était notre plus précis souvenir… Ce qui spécifiquement intéresse dans le cas de figure The Informant!, c'est que la correspondance entre l'époque évoquée et la facture employée n'est plus synchronique, mais idéologique. Un simple choix stylistique crée un rapprochement d'ordre intellectuel entre deux époques, deux décennies distinctes se rencontrant par une superposition croisée des données culturelles et historiques - produisant par le fait même une lecture nouvelle de l'époque exposée. La direction de la photographie, pourrait-on dire, est le message dans ce cas précis.
Soderbergh, en tant que cinéaste populaire, est passé maître dans l'art de mettre en scène les faux-semblants. L'image trompe, chez lui, que ce soit dans l'unique but de divertir (Ocean's Eleven) ou afin de se réfléchir (Solaris); mais si son cinéma ment, il est de ce fait représentation juste du réel dont il est le reflet. Il s'inscrit dans sa logique, la déconstruit pour mieux la critiquer. The Informant!, sur le mode ludique, se penche avec une lucidité carnassière sur le cas schizophrène du modèle corporatif moderne à l'aide d'un outil tout aussi schizophrène - le cinéma lui-même. La qualité publicitaire des premières images du film nous place d'emblée dans le monde des apparences, dans une sorte de paradis aseptisé dont les bureaux de la compagnie ADM seraient la tour de contrôle parfaitement rodée. Mais quelque chose cloche dans ce paysage prédigéré de l'alimentation industrielle américaine, et la candeur insistante de la trame sonore (son amusant décalage éblouira tout au long du film) nous confesse qu'une telle façade idyllique ne peut qu'être trompeuse. « Paranoid is what people who are trying to take advantage call you in an effort to get you to drop your guard », affirme le guide qui plus tard nous abandonnera dans les dédales de sa propre confusion: il faut donc douter, toujours douter, douter même de l'homme qui nous invite à douter.
Nous bombardant d'impressions, d'anecdotes, d'insignifiances, de mensonges et de vérités entremêlés, cette voix off qui tapisse le film de sa banalité outrée nous plonge en réalité au coeur du drame que cherche à dépeindre Soderbergh : cette compartimentation déréglée du réel qui permet au personnage de Matt Damon, et à tout le système qu'il exemplifie, d'échapper aux normes morales et légales qui le régulent théoriquement. La prestation de Damon est en ce sens spectaculaire, menaçant à tout moment de verser du côté d'une hystérie que peine à contenir son physique de comptable bonasse ; et l'enthousiasme délicieusement maladroit avec lequel il joue le jeu de l'espion se transforme en innocence pathétique lorsqu'il tente de sauver son confortable univers de l'effondrement auquel il est condamné. Damon, en collusion avec Soderbergh, arrive à rendre sympathique ce vulgaire fraudeur qu'est au fond Mark Whitacre - seule stratégie qui nous permette de bien le comprendre. Le film embrasse intimement son point de vue, met en scène son système de pensée et s'approprie son intériorité jusqu'à ce que soit atteint le point de rupture. Le vide qui se crée lorsque la voix off cesse de corroborer la réalité que s'est inventé Whitacre est sidérant. Le protagoniste, parfait cinéaste, a su nous monter un gigantesque bateau que le réalisateur s'est mis en charge de relayer - pour finalement l'abattre sous nos yeux. Si il y a une ligne directrice à relever dans l'oeuvre de Soderbergh, c'est l'intelligence et la précision qui guident son travail peu importe la nature du projet auquel il se consacre ; et c'est par cette constante qu'il peut construire une filmographie cohérente à partir de morceaux en apparence aussi disparates que The Girlfriend Experience et cet Informant! qui saura combler le plus exigeant cinéphile autant que le spectateur cherchant simplement « un bon film » à se mettre sous la dent.
Critique publiée le 3 mars 2010.