DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Woman, The (2011)
Lucky McKee

L'homme qui battait les femmes qui mangeaient les hommes

Par Mathieu Li-Goyette
Filmé aux côtés de sa muse Angela Bettis et scénarisé main dans la main avec le prolifique auteur Jack Ketchum, il fallait s'attendre à ce que The Woman soit un digne retour aux sources pour le réalisateur de May qui, depuis son coup d'envoi de 2002 devenu rapidement culte, attendait toujours de retourner aux commandes d'un long métrage dont il aurait le plein contrôle. En effet, The Woods et Red, s'ils sont des exploits du cinéma d'horreur contemporain, ont complètement échappé au contrôle du cinéaste au cours de leur production. Ce faisant, le jeune maître revient cette fois-ci à la charge avec un film minuscule au budget bien modeste. Tourné en HD, restreint à très peu de lieux et à des comédiens habitués aux seconds rôles (qui livrent ici des performances mémorables), The Woman est le plus explicite des films de Lucky McKee, le plus choquant et le plus gore. Il est ce film qu'il fallait à un homme dont la carrière pouvait inquiéter, une réussite qui pourrait le remettre définitivement sur pied. Jamais son propos n'a semblé aussi limpide et c'est en se dépouillant des artifices d'une technique lourde qu'il retrouve les bases fondamentales de son cinéma, ces qualités qui en font l’un des réalisateurs de cinéma de genre les plus sous-estimés qui soient.

La grande culture cinématographique de McKee n'est pas référentielle et c'est ce qui en fait un réalisateur original. Ses histoires ont du mordant, elles coincent le spectateur dans le détour et forcent le rire uniquement aux instants précis où le discours, dissimulé derrière l'extrême violence de ses films, se révèle. Il y a toujours de ces moments, de ces déclics jubilatoires, où le récit tordu prendra tout à coup forme. The Woman en fait son attrait; scène après scène, une trame sonore débridée accompagne chacune des actions des personnages et crée une succession d'alternances senties entre la musique et le silence, entre un montage musical et des malaises difficiles à supporter. Pris à contrepieds, nous le sommes comme devant les films de son frère d'armes Rian Johnson (Brick, The Brothers Bloom), avec qui il partage un goût pour les actions à contretemps. Lorsque le père de famille autoritaire trouvera pour la première fois la femme des bois, cette enfant sauvage sortie d'un Truffaut sauce Tobe Hooper, un ralenti caricatural en fera une sauveteuse de Baywatch perdue en forêt avant de la présenter comme un animal dangereux. Étant donné sa digne carrière d'avocat, sa manière de draguer les femmes et son air trop américain de bienheureux à mi-chemin entre les visages de Tim Robbins et de William H. Macy, on se doutera rapidement des plans pervers que l'homme entretient pour sa nouvelle proie.

Mais The Woman n'est pas aussi simple. Ce n'est pas un « torture porn » ni un film d'exploitation ou un simple film de revanche à la I Spit on Your Grave. Aussitôt revenu chez lui auprès de sa femme Belle (Bettis, toujours incroyable), ses deux filles (la plus vieille a des allures gênées de proto-May) et son fils « redneck » (un polo tout boutonné aux couleurs militaires ne trompe pas), le père dévoilera son plan, son alibi pour molester et abuser de la captive : il faut la civiliser. Sous la tutelle du père alpha, les femmes du foyer se soumettront à ses souhaits, laveront le corps nu de la femme, la nourriront de gruau ou de biscuits au fil de jours de plus en plus pénibles où une intrigue adolescente viendra appuyer de nouveau le propos du cinéaste (l'aînée est enceinte d'un petit ami qu'elle n'a jamais présenté à son père misogyne et possessif). En fait, The Woman aurait pu s'appeler « The Women » et porter sur une dichotomie extrapolée entre le clan des hommes et le clan des femmes. Soumises, elles se rebelleront toutes enfin pour aller vivre dans les bois en suivant la femme sauvage, modèle d'une dignité du sexe féminin.

Lucky McKee, pour ces raisons, n'est pas le misogyne décrié à Sundance, ni celui qui a fait un film si ignoble que certains parlent de le bannir. Son film est drôle, décalé, doté d'un humour noir de jais, soit un noir reluisant cachant dans sa noirceur de nombreuses nuances qu'il serait périlleux d'ignorer. Une grande histoire l'obsède : la dévoration de l'homme par la femme. Pour la première fois dans son analyse parodique et horrifiante des relations entre les deux sexes, il s'attaque à l'origine du mal, soit à la domination masculine, l'imposition d'une société phallique où il faudra l'introduction d'un être sauvage, d'un zéro absolu capable de remettre les pendules à l'heure. La première attaque de la femme omega, l'amputation et la dégustation de l'auriculaire gauche du père, n'est qu'une prémonition des actes à venir. Monstruosité originelle et castratrice par excellence, elle lui mange le doigt orné d'une alliance, un membre loin d'être innocent puisqu'il est celui témoignant de la liaison entre l'homme et la femme et donc, ce qui est le début d'une soumission du « sexe faible ». Elle le prévoit de ses intentions, mais aussi de la signification de sa venue dans sa famille apparemment normale.

Elle nie les conventions, les annihile au cours de son séjour missionnaire auprès des femmes qui entourent le père. Seule la fillette n'est pas encore teintée d'une tendance à l'assujettissement et c'est pourquoi elle sera la première à accompagner dans les bois, lors du dernier plan, la créature. Autrement, les habitudes du père étaient déjà répréhensibles. Outre pour avoir transformé en animal sa première fille dissimulée dans la porcherie ou pour avoir molesté celles qui lui auront fait confiance, il est l'extrapolation d'une autorité masculine symbolique qui, ne pouvant castrer comme la femme le peu, cherchera à déshumaniser, voire à édenter le Vagina dentata mythique par l'usure et l'humiliation. C'est là que McKee frappe fort, très fort. Il va là où peu de cinéastes s'aventurent. Il défie les tabous, critique l'autorité mâle avant de la châtier. Comme dans May, comme dans Sick Girl, il use du genre pour parler d'une Amérique viscéralement dérangée, atteinte de la même déviance qui avait fait des Texans de The Texas Chainsaw Massacre les cannibales qu'ils étaient. Et malgré ses fautes, ses fondus enchaînés parfois maladroits, ses surdoses musicales trahissant son goût pour une image excessivement dynamisée, voilà une oeuvre qu'il faudra éplucher jusqu'à la moelle pour en extraire la précieuse pulpe. En écartant ces accrochages, The Woman regorge d'une matière juteuse, dégoulinante de sang, de tripes et d'intelligence. Dommage qu'il n'est pas été plus peaufiné, car il aurait été l'un des rares films à mériter cette appellation, si rarement utilisée à bon escient, de « film culte instantané ». Mais pour Lucky McKee, celui qui a déjà prouvé en être capable, ce ne peut être que partie remise.
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Critique publiée le 9 août 2011.