Journal intime d'une bête de foire
Par
Mathieu Li-Goyette
Dans les brumes nostalgiques et délirantes du film culte se tient, sur un piédestal, le mythique Troll 2. Un rejet parmi les plus grandes ordures de l'histoire du cinéma, un ramassis de très mauvaises décisions accolées les une à la suite des autres au désir d'un esprit incompris en celui de Claudio Fragasso. Convaincu de la portée de cette grande œuvre, le cinéaste rechigne, se plaint et renie ses anciens acteurs qui, avec le recul des ans, sont aujourd'hui en mesure d'avouer leur participation au pire film de tous les temps. Lui, cinéaste italien insondable grogne et s'exclame que les acteurs sont des enfants gâtés, qu'ils ne comprennent rien au cinéma ni à l'art de la narration et que pour lui, faire Troll 2 relevait de l'exploit de raconter une simple histoire par de simples moyens: revenir à l'essence même du cinéma, de l'expérience en salles et de l'art du conteur.
C'est en ce sens que le Best Worst Movie de Michael Stephenson (qui incarnait l'enfant-vedette de Troll 2) aborde les retrouvailles et le procès cinématographique qu'il enclenche en ressuscitant les fantômes de la production de 1990. Échelonné sur près de quatre ans, le tournage de Best Worst Movie réunit l'ensemble des acteurs et techniciens du film et les traque au fil d'une chasse à l'homme à travers les États-Unis et l'Italie. Si certains prennent l'idée avec rire, d'autres renient ou encore défendent le déchet qui, par sa médiocrité, est devenu l'objet d'un culte de fanatiques avides. Messes, projections, fêtes, le film de Stephenson nous plonge dans la grande kermesse du navet aux premières loges des comédiens amenés à renouer avec le public qu'ils n'ont jamais eu (le film n'ayant eu droit qu'à une sortie vidéo aux États-Unis) et à répondre de leurs actes. Si la démarche semble épisodique et divise rapidement le film en segment plus ou moins unis par la thématique du long-métrage ainsi décortiqué, Stephenson tend la main à un style documentaire différent du géant Michael Moore avec qui la formule aurait bien pu être appliqué au scandale cinéphilique que voici.
Rassemblés dans des salles et des sous-sols, les fans sont vêtus de chandails écrits «Nilbog» et «Goblin» (le calembour bien pitoyable du film impliquant le nom de la ville et les gobelins), se gavent de nourriture verte et collectionnent les accessoires et souvenirs du film. On s'interroge sur le rituel, sur les processions de foi que représentent ces idées fanatiques pour décoder au fil des témoignages un rituel, une micro-société à l'intérieur de laquelle George Hardy, Michael Stephenson, Claudio Fragasso et autres sont des veaux d'or. Principalement articulé autour de Hardy, le père de famille de Troll 2, Best Worst Movie trace le parcours de ce dentiste à l'allure bonhomme et au sourire compatissant de l'Utah qui, d'un blogue à l'autre et d'un forum à Youtube devient célébrissime dans le milieu des nanars cultes. C'est l'histoire touchante d'un homme de famille convaincu (aussi bien le spectateur lambda de la salle) et de son entrée dans un monde inconnu (le film culte et les hordes cinéphiliques) cristallisé dans une brillante séquence centrale où Hardy se perd au beau milieu d'une convention de films d'horreur. Accoutrés en Freddy, Jason, Leatherface et autres monstres psychopathes du cinéma et des vagues psychotroniques, le héros obscur tente de se frayer un chemin, de comprendre la violence et l'intérêt d'un gore qu'il n'a jamais connu et d'un effroi qu'il n'apprécie pas en tant que spectateur. Protagoniste d'un mauvais film d'horreur, il est l'innocent pris au piège par les abus du film culte.
Qu'est-ce qu'un film culte? Autant les dictionnaires du cinéma que les précis d'histoire que les livres portant sur le film culte n'y trouvent de définition assez valable. À travers les années, plusieurs efforts ont tenté de rassembler les ingrédients d'un culte qui, par définition est un honneur rendu à une divinité ou à une puissance supérieure quelconque. Celle du cinéma en l'occurrence, le principe du culte nécessite un rituel (le visionnement), un protocole dument respecté (la nourriture verte, les masques de gobelins), des disciples (les cinéphiles) et des lieux de rassemblements (la salle de cinéma). Bien qu'il soit évident que certains préfèreraient que de telles cérémonies soient organisées pour le cinéma d'auteur, c'est tout de même en fin de compte le cinéma médiocre qui trouve le plus d'adeptes. Parce qu'une fois entrée dans la salle, la foule s'abandonne à un plaisir coupable, celui de perdre son temps devant 90 minutes de stupidités et de non-sens. Perdre son temps en groupe, en regardant son voisin de siège et en lui jetant le même air de « mais qu'est-ce qu'on fait ici » pour éclater du rire le plus incompréhensible, mais aussi le plus cynique qui soit. Le film culte et la résurgence d'Ed Wood, du film Trauma de Lloyd Kaufman et des supporters avides de Roger Corman ont tous eu lieu au tournant des années 70 et 80. À une époque où la télévision, les grands médias et la guerre dans notre salon a fait naître le cinéma que l'on nomme aujourd'hui postmoderne ou contemporain. Un cinéma de réflexion sur sa propre forme et son propre statut d'objet-cinéma où le discours de l'artiste a atteint un niveau d'abstraction se mordant la queue dans les pires cas. À l'opposé, le film culte n'existe que grâce à ceux qui croient à son pouvoir. Plus il y a de gens qui y croient, plus le film acquiert un certain statut divin que n'ont, de leur côté, que certains auteurs célébrés par la critique et les intellectuels.
Best Worst Movie trace ainsi les grandes lignes du phénomène en faisant de Hardy l'exemple d'un microcosme cinématographique donnant l'occasion au spectateur de remettre en question sérieusement les tenants de la création au cinéma. Un vieillard abordé confesse qu'il n'a probablement accompli rien d'autre de sa vie que le tournage de Troll 2, qu'il n'a aucun enfant ni petit-enfant et qu'il mourra probablement aussi seul qu'il l'est maintenant. Une femme désire encore devenir actrice depuis le fiasco de 1990. Deux hommes qui interprétaient les gobelins ont leur compagnie de production indépendante, un autre est comptable tandis que Hardy est encore dentiste. Le film de Stephenson place en compartiment les étapes de la production d'un film et étiquette les étages qui le mènent à son statut tout en identifiant et en rendant un hommage émouvant à ces inconnus qui auront pourtant diverti des milliers de spectateur au fil des ans. C'est d'autant plus louable que l'un des uniques exercices du genre dans les dernières années soit arrivé par l'humilité de l’une des victimes du cirque des horreurs goblinoïdes.
Critique publiée le 4 août 2009.