Frankenstein Created Woman (1967)
Terence Fisher
Le corps et l'âme
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Trop souvent, le nom de Terence Fisher est oublié par les histoires du cinéma au profit du nom de la firme dont il fit la renommée : la légendaire Hammer, maison de production britannique ayant donné au cinéma fantastique un regain de vie dans les années cinquante et soixante. Dix ans après The Curse of Frankenstein, oeuvre phare ayant véritablement lancé le bal de l'horreur gothique, Fisher cimente pourtant sa réputation d'auteur avec l'une de ses plus ambitieuses créations. Frankenstein Created Woman s'avère une authentique progression pour la série dont il constitue le quatrième épisode, tout comme avait pu l'être le remarquable The Bride of Frankenstein (1935) de James Whale par rapport à son prédécesseur de 1931. C'est un film intellectuellement ambitieux, qui ose prendre des risques et développer légitimement des idées chères à son auteur. L'emballage respectant les règles du genre, l'originalité du contenu peut ne pas transparaître immédiatement. Mais, après avoir consacré ses recherches au corps, le célèbre savant - qu'incarne une fois de plus le brillant Peter Cushing - se penche enfin sur la question de l'âme.
D'emblée, le film de Fisher impressionne par la « conscience mythologique » qu'il affiche. Non content de renouer avec un univers bien établi ainsi qu'une griffe visuelle aisément reconnaissable, Frankenstein Created Woman fait preuve d'un sens aigu de la référence dès son introduction qui, en plus de jeter les bases du récit à venir, s'amuse à l'ancrer dans une certaine tradition. De l'habitude, c'est quelque chose s'approchant du rite qui rejaillit. Employant une série d'éléments visuels hautement codifiés, Fisher parle le langage de ses fidèles : la guillotine servant à exécuter le père du jeune Hans renvoie à celle qui menaçait de mettre à mort Frankenstein dans le premier film de la série tandis que le cercueil dont surgit Peter Cushing rappelle celui de Dracula (sauf qu'ici, c'est plutôt son ennemi juré Van Helsing qui en émerge). Déjà, en 1967, l'amateur des films de la Hammer est traité comme un initié et la pratique filmique exploite le potentiel créatif du mythe. Terence Fisher met en ce sens à profit la logique d'une production « commerciale », l'idée que le « consommateur » est d'une suite à l'autre le même. Il se sert de ce raisonnement bassement matérialiste pour produire son discours, pour enrichir l'exercice du genre.
Pour le plaisir de l'initié, Fisher commence littéralement son film par une résurrection de son héros - les rôles étant cette fois inversés de manière à jouer avec les attentes et les conventions, mais la même action, iconique, servant toujours à définir le personnage aux yeux du public. Physiquement mort durant une heure complète, l'obsédé Victor Frankenstein (qui, décidément, n'apprendra jamais de ses échecs) cherche à comprendre pourquoi son âme habite toujours son corps suite à cette expérience, se demandant si l'âme est indissociable ou prisonnière de celui-ci. Les événements subséquents permettront au bon docteur de mettre en pratique ses théories sur la question. Isolant « l'âme » d'un jeune homme exécuté pour un meurtre qu'il n'a pas commis, Frankenstein implante celle-ci dans le corps d'une jeune femme récemment décédée - l'amante du jeune homme, incidemment, qui s'est suicidée en apprenant l'horrible nouvelle. Ainsi uni pour l'éternité, le jeune couple va pouvoir se venger en tuant les véritables coupables du crime sordide, un trio de vils petits bourgeois dont les manières rappellent (quatre ans avant A Clockwork Orange) celles d'Alex et de ses droogies.
Protagoniste cérébral là où Dracula remplit plutôt la tâche d'agent pulsionnel, Frankenstein devient un « monstre » parce qu'il refuse à l'homme son humanité au fil de ses dangereuses expérimentations. Il en va ainsi, une fois de plus, dans ce Frankenstein Created Woman où ses recherches repoussent avec brio les limites des considérations métaphysiques précédemment explorées par la franchise. Ambiguïté de la morale, arrogance de la science, mais aussi dualité des genres, distinction entre corps et âme : les thèmes classiques de la série croisent le fer avec de nouvelles idées assez audacieuses, comme si Fisher, satisfait d'avoir « couvert les bases », se permettait enfin de propulser cette saga ailleurs. Le résultat n'est, certes, pas parfait : certains critiqueront à juste titre le temps que prend le récit pour établir l'ensemble des personnages qui constitueront l'enjeu de la seconde partie du film, tandis que d'autres noteront sans se tromper que la conclusion plutôt abrupte laisse plusieurs questions en suspend.
Il n'en demeure pas moins que Frankenstein Created Woman possède les mêmes qualités fondamentales que les autres films réalisés par Fisher : cette dévotion absolue du récit à l'art de raconter une bonne histoire, cette esthétique familière liant parfaitement souci atmosphérique et économie de moyens… Des qualités qui toujours, chez le cinéaste anglais, servent un discours social et philosophique simple et efficace. La « recette Hammer », inventée, puis perfectionnée par Fisher, est un élégant mélange de formes établies et d'idées récurrentes. Mais, d'un film à l'autre, les images comme les idées se renouvellent. Cette étrange valse qu'entreprennent les trois jeunes bourgeois, se pavanant théâtralement en entrant dans une auberge, ou ces séquences de séduction meurtrière durant lesquelles ils sont mis à mort par le spectre vengeur de leurs deux victimes : ces scènes offrent toutes quelque chose d'inédit, en s'inscrivant malgré tout dans un vaste projet de continuité cinématographique.
Quant à l'inimitable Peter Cushing, on pourrait dire qu'il surplombe le mythe. Sa prestation est comme à l'habitude autoritaire et élégante, la condescendance irritée avec laquelle il réplique aux pauvres mortels qui osent le remettre en question demeurant l'une des plus plaisantes coutumes de la série des Frankenstein. Si le public revenait bon an mal an, que le cru soit ou non convaincant, vers les productions de la Hammer, c'est en bonne partie grâce à l'apport de ces vedettes qui marquaient chaque film du sceau de leur impérissable charisme. Mais dans Frankenstein Created Woman, Cushing finit par être éclipsé par sa créature tourmentée, lorsque celle-ci exerce sa sinistre vengeance au cours d'un dernier acte particulièrement inspiré. Non content d'être comme d'habitude à la hauteur, de satisfaire les attentes, Terence Fisher livre ici la plus aboutie des suites à l'une de ses plus célèbres créations - réaffirmant l'athéisme de son cinéma fantastique en déclarant que le corps et l'esprit ne font qu'un et confirmant, du même coup, son statut d'auteur de genre.
Critique publiée le 26 juillet 2011.