DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Cave of Forgotten Dreams (2010)
Werner Herzog

Proto-cinéma

Par Guilhem Caillard
D’Europe en Australie, chaque grotte ornée traîne sa petite mythologie de la découverte. Il s’agit dans bien des cas d’un récit fascinant, folklorique. Comme celui du jeune Marcel Ravidat qui, en 1940, découvrit une cavité dans laquelle était tombé son chien, entrée de ce qui deviendra le plus connu des sites paléolithiques : Lascaux. Durant tout le reste de son existence, Ravidat colporta son aventure, discuta avec passion de la première fois où il a pointé le faisceau de sa lampe à l'huile sur des peintures vieilles de 17 000 ans. Pour la grotte Chauvet, c’est une autre histoire. D’abord, parce que sa découverte est bien plus récente - décembre 1994. Ensuite, parce qu’à l’opposé de Lascaux, les autorités françaises ont immédiatement classé le site, interdisant l’accès au grand public. Car la découverte hasardeuse de Jean-Marie Chauvet, spéléologue passionné, est plus exceptionnelle encore. Le souterrain renferme un trésor ayant bouleversé la communauté scientifique : un incroyable bestiaire animal composé de quelques 420 peintures et gravures à même la roche qui sommeillait là depuis 31 000 ans. Chauvet-Pont d’Arc, porte d’entrée des Gorges de l’Ardèche situées au coeur du sud de la France, est la plus ancienne manifestation de ce genre connue à ce jour.

Cave of Forgotten Dreams est un privilège. Chaque année, le Ministère de la Culture autorise quelques personnalités - artistes, sculpteurs, académiciens - à pénétrer les lieux. Sérieusement encadrés, ces heureux visiteurs ne disposent que d’une heure seulement. Les conditions étaient idéales pour le cinéaste allemand Werner Herzog, grand adepte des situations extrêmes et incongrues. On se souvient de The White Diamond, documentaire dans lequel le réalisateur suivait les affres d’un ingénieur anglais explorant la savane guyanaise à bord d’un ballon dirigeable; ou encore Encounters at the End of the World, qui avait pour décor une base scientifique au fin fond de l’Antarctique. Cette fois, Herzog explore les rêves évanouis d’un souterrain méconnu du grand public. Jusque là, rien n’a vraiment su égaler l’authenticité des oeuvres enfermées dans la grotte Chauvet : ni les clichés scientifiques rendus publics, encore moins la visite soi-disant interactive proposée sur Internet par le site officiel. De même, il n’y a pas à Chauvet de fac-similé de la grotte construit à des fins touristiques comme c’est le cas pour Lascaux et ses merveilleuses imitations. Bref, c’est un peu à une grande première que nous invite Herzog.

Une fois plongé dans les abymes, avec un matériel et une équipe restreints, le cinéaste emprunte le chemin de Jean-Marie Chauvet, ce même explorateur qui, quelques années auparavant avait placé sur le sol cristallisé une bâche de plastique pour ne rien endommager. Aujourd’hui, les scientifiques ont installé une petite passerelle guère plus large; Herzog s’y contient tout juste, offrant le spectacle de sa caméra jonchant le sol, presque à tâtons. Se déploie alors un monde de concrétions scintillantes : stalagmites et stalactites s’y trouvent dépassées par la présence surprenante d’ossements d’ours des cavernes, espèce disparue depuis des milliers d’années, pris dans les cristaux. Comme autrefois en ouverture de Nosferatu, alors qu’Herzog optait pour un ton morbide (le générique défilant sur des images de catacombes), l’emploi de la musique exceptionnelle signée Ernst Reijseger ajoute ici une dimension quasi mystique à la moindre observation.

Cave of Forgotten Dreams est en 3D. Certains y verront un choix hasardeux ou une quelconque logique de distribution pour finalement passer à côté de l’essentiel. Si pour un exploitant de salles l’argument est certes vendeur, il est le fruit d’une profonde réflexion chez Werner Herzog. Partant du principe que l’occasion de filmer la grotte ne se représentera jamais une seconde fois, il fallait transmettre les sensations perçues avec le plus de fidélité possible. En ressort un attachement très fort porté à chaque peinture : la 3D participe à la fascination du geste. La petite caméra du cinéaste navigue ainsi entre les parois rocheuses sans réelle assurance, tel n’importe quel spectateur manipulé par un récit dont il ne détient pas les ficelles. D’ailleurs, si le travail des scientifiques de Chauvet a apporté maints résultats sur l’intention des artistes, certains dessins restent inexpliqués, comme ce personnage moitié femme moitié bison. Des représentations demeurent alors à moitié dans l’ombre, la caméra ne pouvant s’en approcher, tandis que les ondulations et autres irrégularités formées par les parois donnent vie aux peintures. Herzog promène le faisceau de sa lampe électrique sans vraiment savoir comment finira l’histoire. Il se laisse raconter ces galops de chevaux, ces combats de lions. Cave of Forgotten Dreams est en fait l’histoire d’un cinéaste mondialement réputé, symbole d’une autre façon de raconter (Herzog a d’abord été associé au nouveau cinéma allemand pour finalement devenir inclassable) qui fait, pour la première fois de sa carrière, le constat troublant d’une forme primitive de cinéma.

C’est la rencontre de la toute dernière technique de spectacle avec la première expression cinématographique, un proto-cinéma des cavernes remis à jour. Et c’est aussi l’histoire d’une grande inspiration : plus on approche de la fin, plus Herzog se laisse aller dans l’emploi d’une musique aux teintes épiques. Le tout tandis qu’à l’extérieur de la caverne, le réalisateur se donne l’impression de redevenir maître, distribue des directives aux spécialistes interrogés. Mais le créateur reste finalement un peu béat, partagé entre ce qu’il vient de voir sous terre et le répertoire des gadgets fournis par les temps modernes, comme ce petit hélicoptère télécommandé à distance pour les prises de vues aériennes. Le film débute avec ces images panoramiques de la région, la caméra parcourant les airs pour filmer les lieux d’en haut. Mais en fin de parcours, l’hélicoptère part dans tous les sens, fait des allers-retours entre les montagnes et le Pont d’Arc, trou percé dans la roche au dessous duquel s’écoule L’Ariège. L’opérateur caméra finit par récupérer le gadget qui, en ces lieux, n’a plus d’utilité. C’est comme si, une fois ce niveau de questionnement atteint, il suffisait de filmer simplement et sans artifices, pour laisser parler les choses d’elle-même. Un peu à la manière des dernières images de The White Diamond, alors que le ballon dirigeable flotte au dessus de la jungle au gré des vents et avec force de tranquillité. Ici, Werner Herzog offre un dernier instant de gloire aux fresques rupestres dans une finale d’anthologie, quand tout s’anime.

Le dernier documentaire du cinéaste renoue enfin avec son attachement aux passionnés excentriques dévoués à leurs rêves. La proposition de Cave of Forgotten Dreams leur rend un encore plus bel hommage. Grâce à la technique du relief, Herzog met en perspective chaque intervenant de son film - de l’archéologue expérimental à l’historien de l’art rupestre, tous sont placés à l’avant-scène. En fait, la 3D les met continuellement en position explicative : embellis pour la richesse de leur expertise, ils sont gardiens des infinis tableaux qui se déploient dans leur dos. Plus encore, Herzog capte avec justesse et émotion leurs expressions venant s’inscrire dans la longue histoire des représentations de la grotte Chauvet. Voilà la grande valeur ajoutée de Cave of Forgotten Dreams.
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Critique publiée le 21 juillet 2011.