Dans la foulée des comédies romantiques, des films policiers et de la poignée de films d'horreur provenant de Corée du Sud, quelques rares ovnis se pointent annuellement le bout du nez. Qu'ils soient issus d'auteurs reconnus (Kim Ki-duk, Bong Joon-ho, Im Kwon-taek, Park Chan-wook, Ryoo Seung-wan), ou de nouveaux venus (Yang Ik-june, Noh Young-seok), ces films se détachent du lot par leur manière de renouveler un genre en particulier, par un style qui leur est propre, une sagesse que le cinéma commercial du pays (si lourd et rose bonbon) n'est en mesure de démontrer. Plus encore, cette poignée de réalisateurs et d'anomalies, le cinéma coréen en regorge. En plus de ses oeuvres à grand déploiement, de ses films historiques interminables et de ses récits de vengeance ou d'arts martiaux, il semble souvent y avoir deux types de films coréens : les bons films de genre et les mauvais. Or, qu’en est-il du reste? N'y aurait-il pas un cinéma coréen profondément enraciné à sa réalité? Sans la dentelle de la comédie de moeurs ou du mélodrame larmoyant?
Breathless, en ce sens, faisait figure d'exemple. Et voilà que
Bleak Night, premier opus de Yoon Sung-hyun, descendant direct de Gus Van Sant, part le rejoindre en s’affichant certainement comme l'un des portraits de l'adolescence les plus réussis qui ait été tourné.
En plus d'être absolument parfait dans ce qu'il aspire à démontrer comme petit drame sur un grand écran,
Bleak Night est tout ce que les « premiers films » devraient être. Récit humble, posé, extrêmement concis (malgré sa durée de près de deux heures), révélateur d'un nouveau réalisateur (âgé d'à peine 29 ans), doté de préoccupations de jeunes (et non de jeunes préoccupations), le film de Yoon Sung-hyun est à la fois une troublante quête introspective sur le suicide d'un adolescent et la découverte d'un cinéaste déjà maître de ses moyens, un homme qu'il faudra assurément surveiller de très près. Pour sa première histoire, Sung-hyun a décidé de porter son dévolu sur le quotidien morne (le titre se traduirait d'ailleurs par « Nuit morne ») de Ki-tae, un adolescent poussé au suicide après l'abandon de ses amis et de la fille qu'il aimait. Les amitiés ont mené à des compétitions, des jalousies et, après en être venu aux coups et à la traîtrise, après avoir bafoué la confiance d'une copine par égoïsme (et par instinct de survie - Ki-tae ne semblait pas être en mesure de partager sa compagnie avec d'autres élèves), ses impulsions violentes auront eu raison de lui. Quand la tempête se calme, quand l'enragé redevient l'individu réservé et poli qu'il est normalement, la honte l'accable et le tue. C'est du moins ce qu'on pensera, car Sung-hyun ne filme jamais la mort et ne la présente jamais non plus comme le résultat d'une crise en particulier.
À la manière de
Citizen Kane, nous suivons à présent le père du défunt. Il enquête et interroge un à un les gens qui ont côtoyé son fils. Il les traque, leur paie un verre et espère en apprendre un peu plus sur celui qu'il n'a jamais eu le temps de choyer comme il l'aurait voulu. Veuf, il travaillait plutôt sans relâche pour assurer l'avenir de son enfant. Suite à ses investigations, la réponse tant convoitée ne viendra jamais et c'est son mystère qui préparera l'épilogue du film où Ki-tae, vu en flashback, joue avec une balle de baseball sur des rails rouillés. À ce moment, le spectateur qui s'attend à être témoin d'une révélation (comme d'autres avaient vu le traîneau de Charles Foster Kane), n'aura devant lui qu'une scène de complicité, un rappel de l'amitié qui pouvait unir les deux protagonistes. L'ami Dong-yoon observe, silencieux, comme s'il connaissait déjà le sombre destin de Ki-tae. La séquence est isolée dans le film, ne fait pas référence à un événement en particulier, mais s’impose plutôt comme un instant de plus qui s'ajoute à la série de vignettes formant la reconstitution des années de lycée de Ki-tae.
Bleak Night se défend ainsi des autres drames sur l'adolescence par sa structure complexe, sa manière, comme celle de la mémoire, de faire état de la personnalité de quelqu'un par des tranches de vie, des instantanés saisis dans le désordre que nous devrons résoudre, avec le père, pour tenter de comprendre l'incompréhensible. Ça, les films de l'école de Sundance n'en sont pas encore capables.
Puisque nous ne verrons jamais le vieil homme en compagnie du fils ni la mort de ce dernier, un décalage troublant s'installe : il n'a jamais véritablement vécu. Constamment absent de
Bleak Night, seuls des souvenirs le composent et nous offrent un portrait plus ou moins exact de la personne qu'il était. À ce titre, le jeune Lee Je-hoon livre une performance incroyable tout comme les interprètes incarnant ses camarades de classe. À fleur de peau comme l'est la mise en scène de Lee Chang-dong, celle de Yoon Sung-hyun respire le même air que ses héros, ballote dans une pièce, n'impose aucun cadre formel, permettant de sauter d'un plan à l'autre et d'un temps à l'autre sans jamais froisser la continuité du film ou même exiger des temps morts qui, comme c'est le cas ici avec une oeuvre dont la temporalité se veut pêle-mêle, auraient ralenti la cadence de l'enquête.
Bleak Night jongle avec les époques sans problème, sans même que le spectateur tâche de savoir à quel moment de la vie de Ki-tae il vient d'atterrir. Pour cela, le cinéaste a décidé de faire de son film une oeuvre de silence, sans musique ni artifices. Des paroles simples, franches, parfois murmurées, souvent criées, confèrent à l'ensemble son air éthéré et déconnecté d'une réalité routinière.
Sans aucun doute, Sung-hyun vient de terminer une première oeuvre phénoménale, déjà rare tellement l'on craint qu'elle ne soit guère distribuée par-delà le Pacifique. Le thème est trop sombre, trop cru, trop vrai - le suicide donne régulièrement lieu à des histoires de rédemption ou à des mélodrames tandis qu'ici, c'est la quête du réalisme et de la mise en contexte d'un tel geste qui a obsédé le réalisateur.
Bleak Night est aussi le récit d'une relation père-fils qui n'a jamais été explorée tout comme il est un film sur le regret du temps qui passe. Preuve en est, Ki-tae n'est pas un personnage triste. Sa détresse, il la garde en son for intérieur alors qu'autour de lui, le monde s'écroule. Sachant tirer profit de la situation, le jeune homme décevra ses camarades comme le spectateur; en fait, le secret de
Bleak Night se trouve peut-être dans la culpabilité de Ki-tae. Celui qu'on croyait d'abord malmené parce qu'il était trop réservé dissimulait en lui un trop-plein de colère. Rage explosive, comme celle du protagoniste de
Breathless qui était également un personnage fondamentalement bon, elle préfigure une violence complètement inusitée.
C'est cette potentialité dévastatrice présente dans le plus commun des individus qui fait la gloire du cinéma coréen depuis plus de dix ans. Même s'il n'en est qu'un prolongement,
Bleak Night, par sa grande intelligence et sa compréhension de la vie adolescente, démontre que tout cet attirail d’oeuvres n'avait pas tord quant aux stigmates ponctuels ressentis par leur pays. Brillamment mis en contexte sous une échelle nationale, le propos prend ainsi une ampleur internationale. Ce qui nous mène à dire que même s'il ne devait réaliser qu'un seul film, Yoon Sung-hyun aura été de ceux qui ouvrirent cette brèche et qui prouvèrent que le cinéma coréen est, en ce moment plus que jamais, le plus intéressant du monde oriental.