Strange Vice of Mrs. Wardh, The (1971)
Sergio Martino
La formule gagnante
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
La scène d’ouverture nous rappelle le fameux Peeping Tom (1960) de Michael Powell. La caméra, installée dans une voiture, épie quelques prostituées jusqu’à ce que l’une d’entre elles embarque à l’invitation du conducteur. Le point de vue n’est pas exactement subjectif, mais il n’y a aucune distance entre le spectateur et l’action. Nous roulons un moment, puis le véhicule s’arrête; la femme se déshabille, et le mystérieux client sort une lame de rasoir de son manteau noir…
En rétrospective, la plus impressionnante des caractéristiques de L’étrange vice de Madame Wardh est d’avoir si distinctement aligné les bons ingrédients dans le bon ordre, dès le début. Sergio Martino, au moment de signer ce premier giallo, ne peut pas se douter qu’il tient déjà, à quelques variantes près, la recette de ses trois prochains films. Mais c’est bel et bien le cas, et ce, jusque dans les moindres détails. D’une certaine manière, ce long métrage constitue, plus encore que L’oiseau au plumage de cristal, l’ultime « giallo exemplaire » : il établit un standard quasi industriel - par sa facture visuelle, par sa brochette de comédiens, par sa structure narrative - qui deviendra l’archétype du genre. On comprend que Martino et son acolyte, le scénariste Ernesto Gastaldi, n’aient pas trop, par la suite, voulu s’éloigner de ce gabarit idéal : les acteurs sont d’irréprochables archétypes, au service d’une intrigue policière parfaitement alambiquée, assaisonnée d’une juste dose de sadisme et d’érotisme. C’est assez osé, sans être trop salace, et Martino, qui filme avec vigueur et invention, trouve le moyen d’entretenir notre intérêt non seulement grâce à son histoire, mais aussi par sa manière de nous la raconter.
L’étrange vice de Madame Wardh, c’est du bon cinéma populaire sans prétention. On pourrait s’en tenir à ce constat : il s’agirait de louanges appropriées, décernées à un film qui ne cultivait manifestement pas d’intentions supérieures au moment de sa création. Martino ne s’imaginait sans doute pas qu’il deviendrait le Henri-Georges Clouzot italien en réalisant un film dans la veine des Diaboliques. Mais, à partir de ce noble modèle, le cinéaste va tout de même signer une oeuvre qui dépasse le simple pastiche et qui va déterminer le « style » de tout un genre. Car le giallo, comme le film noir, est affaire de style : décors à la mode, voitures de luxe, belles gueules récurrentes, bouteilles de whisky J&B… Cet univers, c’est celui d’une Europe cosmopolite qui met en scène son aisance et son raffinement, ainsi que la liberté de ses mœurs : lors d’une scène de fête, par exemple, deux jeunes femmes se battent et se déshabillent mutuellement. Les convives rient gaiement, cette candide démonstration d’excès leur plaisant visiblement. Entre bourgeois sophistiqués, nous dit le film, ces petits jeux sont permis.
La belle Julie Wardh (Edwige Fenech), pour sa part, évolue à la limite de cet univers un brin décadent : son passé sexuel est fougueux, comme nous l’apprend un flashback onirique illustrant sa relation tumultueuse avec son ancien amant Jean (Ivan Rassimov, sorte de croisement entre Satan et un acteur de photo-roman), mais elle cherche à oublier cette folle époque aux côtés d’un homme nettement plus sage (Alberto de Mendoza). Ennuyée par cette relation sans passion, Julie se laisse finalement séduire par un étranger (George Hilton) qu’elle a rencontré par l’entremise de sa meilleure amie Carol (Conchita Airoldi) : une folle ballade en moto lui rappelle que sa place n’est pas dans un luxueux salon, à attendre gentiment son banquier de mari. Lorsque Julie reçoit un appel anonyme la menaçant de révéler l’adultère, c’est Carol qui se présente au rendez-vous donné par le maître chanteur… et qui en revient la gorge tranchée.
Après deux meurtres plutôt expéditifs, Sergio Martino réserve à la pauvre Carol une séquence beaucoup plus longue qui confirme que l’important, dans le giallo, ce n’est pas tant l’intrigue que la narration cinématographique. Le « whodunit », par définition, cherche à déjouer le lecteur-spectateur; à cette complexité forcée du scénario, cette obsession de la fausse piste, la mise en scène oppose sa féroce efficacité. Le spectateur, confus par l’intrigue, doit malgré tout avoir l’impression qu’il comprend le film : d’où ce parti pris pour la tension primaire, pour l’image percutante, pour le montage éloquent. En tant que pure série de plans, le meurtre de Carol « fonctionne » - même détaché du film dans son ensemble, même en faisant abstraction de toute forme d’intrigue. Quelques minutes plus tard, la stratégie est répétée lorsque Julie est attaquée dans un stationnement souterrain. Alternance entre ombre et lumière, entre distance et proximité : encore une fois, la construction visuelle prime sur les enjeux dramatiques. Les moments-clés d’un giallo sont affaire de survie, d’instinct. Le spectateur les ressent viscéralement.
Ce surréalisme esthétique qui caractérise les pointes de suspense chez Martino atteint son paroxysme lors de la scène où Julie et son mari se rendent de nuit à l’appartement de Jean. À l’aide d’un décor pour le moins particulier et d’un éclairage réduit, le cinéaste crée une atmosphère insolite annonçant le vernis fantastique de Toutes les couleurs du vice. Ce goût pour la mystification, pour les ambiances équivoques, marque d’une autre manière la conclusion du film. Tandis que les revirements finaux se multiplient à un rythme effarant, Martino et Gastaldi se permettent avec un malin plaisir de ramener à la vie des personnages que l’on croyait morts et enterrés. Pour eux, aucun canular n’est trop grand, aucune tromperie trop extravagante. Leur intrigue respecte une logique interne, même si le chemin menant à cette résolution est franchement tarabiscoté.
L’étrange vice de Madame Wardh établit donc un système que nous reverrons à l’oeuvre dans La queue du scorpion, Toutes les couleurs du vice et Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé, mais aussi dans Les rendez-vous de Satan de Giuliano Carnimeo. Il établit les bases d’une esthétique de la répétition chez Martino : les motifs visuels reviendront d’un film à l’autre, les comédiens joueront des personnages similaires au sein d’intrigues se ressemblant toutes un peu… Le giallo, sous la tutelle de Martino, devient un art de la menue variation sur le modèle établi ici. Avec ses thèmes de l’avarice et de la répression sexuelle, sa distribution étoilée et sa réalisation pleine d’assurance, L’étrange vice de Madame Wardh annonce une série de films majeurs dans un genre mineur.
Critique publiée le 12 juillet 2011.