DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Belle épine (2010)
Rebecca Zlotowski

« Dear Prudence, won't you come out and play? »

Par Mathieu Li-Goyette
Léa Seydoux, depuis sa révélation dans La belle personne de Christophe Honoré, accumule les petits rôles dans les grands films et les grands rôles dans les petits films. Demoiselle LaPadite dans le premier acte du Inglourious Basterds de Quentin Tarantino, reine française dans le Robin Hood de Ridley Scott, personnage quelconque du Midnight in Paris de Woody Allen, on l’attend encore dans l’entourage de Tom Cruise pour le prochain Mission: Impossible. En Europe, voilà qu’elle travaille avec Raoul Ruiz, puis maintenant dans un premier film, celui de Rebecca Zlotowski, cinéaste à surveiller de très près dans les années à venir. Oeuvre sur la fragilité de l’adolescence et de la femme, Belle épine n’a en apparence aucun défaut. Parfaitement juste, parfaitement joué, parfaitement mis en scène, il est de ces films à travers lesquels une génération entière se reconnaît, se couvre de honte et se relève, prête à affronter l’inconnu.

Prudence a environ 16 ans. Elle fait l’école buissonnière pendant que son père est parti au Canada et que sa mère disparaît. Son petit côté cleptomane lui attire sa part d’ennuis. Avec son amie Sonia (Anaïs Demoustier) elle fait les boîtes de nuit, rencontre une bande de motards, se lie même à l’un d’eux. Plus calme est le temps qu’elle passe avec sa cousine Maryline (Agathe Schlenker), chez qui elle habite. Refuge davantage contrôlé que son appartement abandonné par ses parents, elle côtoie un milieu de juifs pratiquants, une manière de vivre qui ne parvient pas à se concilier avec son tempérament rebelle. Prudence est une girouette, elle ne tient pas en place, désire avoir sa première relation sexuelle passionnée, mais ne peut l’avoir. Ses « mecs » n’y voient qu’un corps, sa famille qu’une dévergondée à la dérive. Reniant ses racines, elle erre dans le désert d’asphalte de la banlieue parisienne à la recherche d’un salut qui ne viendra pas. Piéta goudronnée par la déception, elle est abandonnée. Personne ne semble pouvoir l’aider. Et en effet, personne ne viendra et elle devra enfin se résoudre, face à l’avenir, à redoubler d’ardeur - le dernier plan, oreillette symbolique à l’oreille, fait exploser ses sens, son contact avec un réel qui l’a rattrapé depuis la mort tragique du motard qu’elle aurait bien voulu aimer. Le soleil est revenu, il éclaire son visage et l’on imagine qu’elle pourra finalement sortir de chez elle et jouer les adultes. « Jouer », car rien n’est complètement clair dans Belle épine. A-t-elle compris? Y a-t-il « quelque chose » à comprendre?

Zlotowski réussit ce tour de force par une mise en valeur organique des aléas émotifs de Prudence. Humble, la mise en scène privilégie toutefois le plan long. Non pas pour le désir de la prouesse technique, mais bien pour donner du souffle aux performances de ses comédiennes, la cinéaste préfère l’éclairage naturel, l’obscurité grise et les scènes d’amour filmées d’un seul jet. Comme si tout vivait et rien n’était monté, le naturalisme des plans est assurément français. Il rappelle à la fois l’écriture glauque de Zola (qui, s’il avait vécu au XXIe siècle, en aurait probablement écrit le scénario), les corps nus, mais sans façon, de Monet, à qui Zlotowski emprunte cette manière absolument neutre de traiter la nudité - à un point tel que la soi-disant neutralité devient le geste même de l’artiste. Comme Audiard, elle termine ses chapitres à l’aide de ses propres mains, met fin au plan par un iris organique; sentir la peau de la cinéaste se refermer sur son récit est une touche fabuleuse qui participe à cette impression constante d’intimité et de sensibilité.

La belle épine, épine de rose déjà défraichie, c’est l’expression qui recèle l’ensemble des contraires du film. Belle, mais épineuse, Prudence a un caractère ambivalent, anxieux dans les faits et est constamment bornée à renier ses pensées et ses sentiments. Elle est l’adolescente type, celle qui contredit par mission et non par conviction. À qui la faute? À son milieu, à ses parents absents (un père au téléphone, une mère aperçue rapidement dans la dernière scène), à un état avancé de décomposition de son amour propre. Réduite à s’insérer dans les parties génitales une montre-bracelet pour la voler d’un magasin lors de la première séquence, elle se cache derrière une colonne de béton à la sortie du commerce, se met la main dans la culotte et en ressort le bijou qu’elle met avant d’aller à la recherche de quelques nouveaux copains. Prudence n’a plus d’inhibition. Constamment plongée dans une euphorie tragique, elle en oublie ses engagements et ses rendez-vous.

Constat d’une génération déconnectée, Belle épine n’a pas été écrit et filmé dans l’espoir d’apporter des solutions ni dans l’esprit pamphlétaire qui pouvait animer La haine de Kassovitz. C’est un état des choses, de la société, mais surtout d’un âge. Dans la lignée des autres mercenaires de l’ordre établi (ceux de Jean Vigo, de Lindsay Anderson), Prudence n’est pas assez prétentieuse pour être atteinte d’un spleen parisien. Sa tragédie, on la vit chaque moment jusqu’à sa chute (lorsqu’elle quitte son petit ami en coup de vent) et son premier choc avec le réel (lorsqu’elle revoit le même petit ami un peu plus tard, mort d’un accident de moto). Les folies sont terminées. La vie d’adulte doit commencer. Elle débute évidemment par une réconciliation avec sa mère, modèle essentiel pour une jeune femme qui n’était que mouvance sans stabilité. Contrairement aux personnages des films « pédagogues » sur l’évolution d’un adolescent vers l’âge adulte, l’héroïne de Belle épine n’atteint pas ses objectifs. Elle n’obtient pas l’indépendance totale (sa mère revient au bercail) ni l’amitié désirée (sa meilleure amie lui préfère son copain) ni la nuit rêvée. Elle demeure dans un constant état d’inaccomplissement qu’elle espère plus que tout combler. La grande sagesse de Zlotowski, c’est justement de restreindre Prudence à sa non-complétion, d’en faire un personnage qui ne trouve pas de fin dans un film qui s’arrête comme en plein milieu d’une phrase… Inachevée, car pour la nouvelle cinéaste, la finitude est le vice de la prétention et l’aboutissement ultime d’un individu signifie la perte d’une « personne » au profit d’un « personnage ». Ce que Prudence, par sa volonté constante d’exister et de s’épanouir, ne peut être complètement.
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Critique publiée le 9 juin 2011.