Il y a longtemps que le fait qu'un nouveau
Woody Allen ne soit pas un événement ne constitue plus, en soi, un événement. Voilà qui ne peut plus servir de base à un propos critique sur le nouveau film annuel du cinéaste américain. Que Woody se répète, cela va de soi. Il faut donc aller au-delà de cette évidence.
Midnight in Paris n'est pas non plus un « bon » ou un « mauvais » Allen, un cru que l'on doit nécessairement comparer à celui de l'année précédente afin de déterminer s'il le surclasse ou non.
Si l'auteur d'
Annie Hall provoque ce genre de réactions, c'est premièrement parce qu'il est extrêmement ponctuel et deuxièmement - voilà d'ailleurs l'essence même de la relation que l'on entretient avec ce cinéaste - parce que chacun aime son oeuvre de manière éminemment personnelle. Au-delà de l'objectivité critique, le vieux Woody partage nos opinions, nos idées, notre humour. Nous pensons comme lui, en partie peut-être parce qu'à force de proximité, notre vision du monde s'est laissée teinter par la sienne. Si nous pouvons prévoir ce qu'il va dire, c'est que nous le connaissons semble-t-il intimement; parfois, son discours paraît si familier que nous pourrions presque croire qu'il nous connaît aussi.
Il en va ainsi, une fois de plus, pour
Midnight in Paris. En apparence, il s'agit d'un énième « autre Woody Allen »; mais ce n'est pas, au final, parce que Woody Allen plus qu'un autre se répète inévitablement. C'est que le spectateur s'étant habitué à prendre des nouvelles du cinéaste une fois par année, année après année, connaît déjà bien le fond de sa pensée (puisque c'est un peu le sien aussi). Dans les faits, pourtant, ce film prévisible n'est pas particulièrement redondant. Son propos, sans être inédit, n'est pas celui de
You Will Meet a Tall Dark Stranger ou de
Cassandra's Dream, pour citer deux exemples récents. Sans doute pourrait-on l'associer à
The Purple Rose of Cairo, noter une certaine parenté entre ces deux fables sur le désir d'échapper au réel; mais le véritable thème de
Midnight in Paris, la nostalgie, jamais Allen ne l'a exploré ainsi.
Radio Days en traitait, certes, mais il s'agissait d'une nostalgie pour un passé vécu. Le narrateur de ce film se souvenait d'un temps qui avait été le sien, tandis que le protagoniste de
Midnight in Paris regrette une époque à laquelle il ne peut que rêver.
Que ce rêve impossible de vivre à une autre époque se réalise, voilà en gros la prémisse de cette comédie qui débute, assez innocemment, par une série d'images lourdement touristiques du Paris d'aujourd'hui. Gil (Owen Wilson, parfait en alter ego de l'auteur) est un scénariste hollywoodien aspirant, comme tant d'autres héros « alleniens » avant lui, à devenir un auteur respectable. Écoeuré de contribuer à la médiocrité ambiante, il désire enfin s'exprimer à travers son art. Sa fiancée Inez (Rachel McAdams) ne partage pas son idéalisme, pas plus que son amour des choses vétustes et désuètes. Elle espère que cette petite crise identitaire lui passera rapidement, et qu'il retournera à cet emploi lucratif qu'il a délaissé pour se consacrer à l'écriture de son premier roman. L'opposition entre eux est on ne peut plus claire, nette et précise; il trouve que Paris est belle sous la pluie, elle préfère prendre le taxi, et il n'est pas nécessaire d'être prophète pour deviner qu'avant la fin du film leur précaire relation se sera définitivement désintégrée.
Par un inexplicable tour de magie dont le cinéaste conservera le secret, Gil se retrouve, après avoir accepté l'invitation de quelques fêtards en voiture, dans une fête où les invités semblent tout droit sortis de ces années 20 qu'il vénère tant : un sosie de Cole Porter joue du piano et les premiers individus avec lesquels il discute prétendent se nommer Zelda et Scott Fitzgerald. Plus tard dans la soirée, Gil rencontre un jeune Ernest Hemingway qui, entre deux déclarations édifiantes sur le courage et la vie, propose à l'aspirant auteur de faire lire son manuscrit à Gertrude Stein. Extatique, Gil retourne vers son époque où sa fiancée, sceptique, pensera qu'il a tout bonnement perdu les pédales. À son retour dans les années 20, il rencontre la séduisante Adriana (Marion Cotillard) qui, tout comme lui, se dit insatisfaite par le « présent » et cultive une profonde nostalgie pour un passé utopique auquel elle n'a pas accès. Évidemment, le coup de foudre est immédiat.
Autour de cette idée que l'insatisfaction est universelle et la nostalgie intemporelle, Woody Allen livre un film drôle et joli, une amusante histoire ponctuée de bonnes blagues (cela va de soi) qui vient toucher une corde sensible en décriant gentiment la complaisance, la laideur et la facilité. Sans se complaire à son tour dans le regret et l'amertume, Allen articule une réflexion inspirée sur l'idée d'être contemporain, d'accepter son époque tout en osant la critiquer. En refusant cette fantaisie qui s'offre à lui, cette impossible possibilité de quitter son propre temps, Gil embrasse un monde imparfait, certes, mais qui a le mérite d'être le sien; il accepte le présent, tout en assumant son décalage par rapport à celui-ci. Cet optimisme discret est sans doute la plus grande des qualités de
Midnight in Paris, lettre d'amour non seulement à une ville, à son histoire et à la culture l'habitant, mais au potentiel qu'a l'homme de transcender son époque, et ce, d'une génération à l'autre.
Cette belle certitude, jamais le cinéaste ne l'avait exprimée avec une telle transparence. Certains diront sans doute que le message n'est pas formulé de manière très subtile, mais la finesse du film tient à la nature même de sa prise de position philosophique : cette fragile acceptation du présent, qui témoigne d'un vacillant espoir en l'avenir, s'oppose au cynisme actuel. Sans se soumettre, sans se compromettre, le protagoniste accepte dans un élan de lucidité finale qu'il n'y a dans la fuite aucune résolution, ou plutôt que la fuite est possible dans la confrontation; et Allen, toujours aussi habile à insuffler d'une modeste noblesse une oeuvre mineure, signe du coup une ode inspirée à la résistance poétique.