Premier plan du premier film. On dit souvent que toute la carrière d’un cinéaste s’y trouve. Cryptée, amalgamée là comme dans un dessin d’enfant se donnant à lire au psychanalyste, une série de signes se suivent, inaugurent aussitôt l’oeuvre de celui que l’on sacrera auteur ou tâcheron, souvent dès ce premier plan. Dans le cas d’
Abdellatif Kechiche, ce premier jet de lumière perçant l’écran est un travelling latéral dans un bureau d’immigration. On y voit une multitude d’« ethnies », surtout des Arabes, soit des Libanais, des Tunisiens, des Marocains, qui parlent sans trop que l’on comprenne. Fâchés parce que perdus - ils le sont probablement, car c’est le destin de l’immigré d’être perdu et sans repères -, ils déambulent dans le monde de Kechiche, un endroit sans cesse raconté du point de vue d’un autre venu de là-bas jusqu’ici. Perpétuellement déraciné, l’immigré n’a d’identité qu’en communauté.
La faute à Voltaire en superposera donc deux, question d’avoir de la nuance. La première, arabe, succèdera à une plus grande, plus humaniste : les laissés pour compte de la société française.
Cet univers, ancré dans une banlieue parisienne, a les atours d’un monde imaginaire, poétique, sorte de parabole politico-magique pas trop loin de Romain Gary, mais capable, d’une certaine façon, de filmer l’illégalité des immigrés de manière généreuse, compréhensive et avec un humour sincère - en la matière, il aurait été difficile de surclasser
La promesse des frères Dardenne, mais Kechiche y parvient. On suit donc les mésaventures de Jallel, Tunisien et pseudo-réfugié politique. À la recherche d’un emploi, d’un permis de travail et d’une résidence, il tombe un beau jour sur Nassera, elle aussi Tunisienne et serveuse dans un café de la « cité », la banlieue qu’arpente notre protagoniste et ses copains de chambre. Eux, ils sont autant immigrants que Bretons ou Parisiens. Ils sont aussi des sans repères, non pas nécessairement en raison de leur terre d’origine, mais plutôt parce qu’un monde se déroule devant eux. Un monde de contraintes dans lequel ils ne souhaitent guère s’insérer. En ce sens, les deux femmes qui marqueront la vie française de Jallel développeront, par leur présence, la clé du récit : c’est la « faute à Voltaire », certes, mais pourquoi?
Parce que ce Voltaire, outre la référence à la chanson du Gavroche des
Misérables de Victor Hugo, défenseur de la bonne morale, idéaliste et intellectuel français par excellence, est présent, en filigrane du récit, via son personnage de Candide, aïeul spirituel de Jallel. Il espère tout de sa terre d’accueil, croit qu’il pourra s’insérer dans la vie de Nassera malgré le passé de cette dernière, qu’il pourra mener une vie de Français - le comble du drame, c’est qu’il est impossible pour lui de l’être. Pourchassé par les policiers alors qu’il ne vend que des légumes, souffrant de l’injustice d’un système sectaire, Jallel se terre dans la banlieue et attend son heure.
L’heure ne viendra pourtant jamais, car le mariage arrangé (une histoire de faux papiers) entre lui et Nassera tombera à l’eau; la mariée prendra la fuite et notre abandonné finira dans une maison de redressement, lieu commun des victimes du système. C’est du moins de cette manière que Kechiche la présente. Là, Lucie (Élodie Bouchez) orientera la seconde partie du voyage de Jallel. Une Française pur-sang, une prostituée par dépit, une jeune femme ne sachant plus où donner de la tête pour se sortir des beaux draps, elle couche avec qui veut bien lui donner vingt francs. Malheur à notre héros, car elle en tombera amoureuse. Ces deux femmes, l’une par sa fuite, l’autre par sa suite, imposent à Jallel un état constant de mal-être amoureux qui, d’une certaine manière, renvoie à sa condition d’immigré : sa terre le fuit, cette terre le poursuit. Son corps en France, sa tête en Tunisie, c’est à ce cou qui devrait faire tenir la tête au corps que Lucie s’accroche désespérément jusqu’à le faire briser.
L’utopie, impossible d’accès pour l’homme aurait dit Voltaire (c’est donc doublement « sa faute »), attire Jallel comme une mouche vers la lumière : elle lui brûle les ailes et il s’effondre. Il sera finalement coincé, puis déporté vers la Tunisie, lui qui voulait tant demeurer à Paris, « ville de lumière », disait-il. C’est qu’elle est aussi la ville des Lumières de Voltaire, de ce siècle d’humanisme et de libertinage rousseauiste durant lequel vécut l’écrivain, véritable apologie sociale du vivre et laisser vivre dont Jallel vient de constater le mensonge et l’échec. Et pas même le réseau tissé serré de sa communauté ne lui permettra de s’en sauver, car le système, grande main noire invincible du monde de Kechiche, viendra toujours s’abattre sur les plus démunis, et ce, sans la moindre nuance, tout simplement parce que cet univers est décalé, montre ces réadaptés en pleine danse dans les rues de la banlieue. Nous sommes à mille lieux de
La haine de Kassovitz (quand ce n’est pourtant qu’à quelques pâtés de maisons) et nous voyons là la célébration d’une condition, celle d’être pauvres, mais d’être unis, remède d’un combat manichéen du plus faible contre le plus fort.
On l’aura compris, Kechiche ne fait pas dans la nuance et s’il maîtrise de manière surdouée la verve de ses comédiens, il repoussera ces limites grâce à la vigueur des films qui suivront, les dialogues haletants de
L’esquive - presque agaçants - et les non-dits et autres sous-entendus de
La graine et le mulet. Ici, il est plutôt bon professeur, bon démonstrateur d’une condition - elle le suivra jusqu’à
Vénus noire - faisant état du « problème français » et de cette faute à Voltaire. D’une structure d’acier, ce premier scénario n’a rien à se reprocher tellement la comparaison dialectique entre la « femme arabe » et la « femme française » scinde symétriquement une montée et une descente proportionnellement mesurée aux propos du film : élargir le débat, porter la question de la liberté, de la fraternité et de l’égalité vers les immigrés, puis les problèmes des immigrés, tel le déracinement et la perte de repères, vers le Français moyen. Dépassée par une idée lumineuse, la France, qui aurait évolué d’elle-même par ses idéaux, par une pensée abstraite, aurait oublié au passage ses loyaux sujets. On dira : « Kechiche y va un peu fort ». Pourtant, c’est le propre des grands auteurs que de gratter le quotidien pour en tirer des images fortes, des manières de voir un monde sinon trop morne, trop gris, pour le regard blasé qui nous accable.