Le concept d’
I Saw the Devil en est un qui se vend bien, et ce, autant à l’étranger que dans sa Corée natale. Il est facile d’imaginer les producteurs du film expliquant leur prémisse à leurs futurs financiers en ayant recours qu’à un seul mot : vengeance. Et avec un grand V! Car le nouvel opus de
Kim Jee-woon (
The Good, the Bad, the Weird,
A Tale of Two Sisters) est délibérément unidimensionnel. Un mot que j’emploie ici non pas pour dénigrer le film, mais bien pour préparer son auditoire. En effet, si vous vous attentiez à une histoire de pure vengeance remplie de moments d’horreur, d’action et de suspense, vous allez être grassement servis. Les coeurs sensibles devront toutefois s’abstenir. Par contre, même si la genèse du projet est si élémentaire qu’elle peut paraître inoffensive, tout ce qui l’entoure prône un questionnement plus profond, voire dérangeant. Mais commençons par les bons côtés!
L’un des points forts du film se situe au niveau de la réalisation de Kim. Habiles et très méthodiques, les scènes qu’il nous présente sont d’une précision hallucinante.
I Saw the Devil offre ainsi une esthétique académique de laquelle émergent nombre de séquences des plus perturbantes. Dans le genre, celle de la génération d’horreur extrême, cette nouvelle entrée n’est toutefois pas si choquante. Par contre, vu le talent du directeur photo Lee Mogae, l’effet choc découlant des événements présentés peut paraître encore plus tordu. Il y a un certain malaise lorsque le mal ou l’horreur est si bien filmé. Il est clair que Kim utilise ce point ici pour rendre certaines séquences inoubliables - le premier meurtre, une décapitation, est encore frais dans ma mémoire.
Comme dans
The Good, the Bad, the Weird, la trame narrative occupe une place secondaire par rapport au développement des scènes d’action. Une approche qui est loin d’être unique, mais qui s’avère toujours aussi solide. L’un des maîtres de cette doctrine demeure l’Hongkongais John Woo, dans le cinéma duquel on sentait que le scénario était une excuse pour tourner une incroyable scène de fusillades dans un hôpital (
Hard Boiled). Ici, Kim Jee-woon suit une telle leçon et imagine un monde où chaque lieu est propice à un combat chorégraphié à la perfection. Ses mouvements de caméra sont fluides et ses cadres toujours léchés. Cette signature, il se l’approprie, comme ont pu le faire plusieurs réalisateurs d’action contemporains.
Par contre, pour contrecarrer cet aspect, la mise en scène de Kim Jee-woon fait place à un naturalisme et une quasi improvisation de la part de ses acteurs. Ici, Choi Min-sik (
The Crying Fist,
Oldboy) ne fait que renforcer son statut de sommité. Il nous offre ici l’une de ses meilleures performances : son jeu est hors pair, sa gestuelle captivante. Ses personnages regorgent de passion, souvent troublante, mais toujours avec une férocité enivrante. Ici, son Kyung-Chul est le monstre qui se cachait dans notre placard lorsque nous étions petits. Nous avons affaire à un tueur en série, un homme mené par ses pulsions. Sans être totalement cartésien, il est habitué à ce petit rituel, cette chasse à la femme. Un plaisir qui l’amènera face à face avec Kim Soo-hyeon (Lee Byung-hun). Après le meurtre de sa femme, Kim Soo-hyeon se lancera sur les traces du psychopathe. Une collision sera alors inévitable puisque le jeune veuf mettra en péril l’éthique et l’honneur pour devenir le chasseur.
Et c’est ce déraillement à l’extérieur du droit chemin qui se révèle la pierre angulaire d’
I Saw the Devil. Une entrave dans la simplicité du concept. Comme nous l’avions brièvement mentionné, la vengeance se retrouve au centre de ce récit (un thème exploité à fond par un confrère de Kim, Park Chan-wook). Elle motive notre héros à devenir son propre symbole de moralité lorsqu’il débute sa quête pour retrouver le meurtrier de sa femme. Une quête « bronsonienne », si vous me permettez l’expression, où il devient «
judge, jury and executioner », comme le disait si bien la série
Death Wish. Moralement, rien ne se tient ici. Le personnage de Kim Soo-hyeon effectue un virage à 180 degrés. Ce jeune policier laisse tomber son code d’éthique pour poursuivre son nouveau Némésis. La trajectoire est simple, mais ce type de parcours soulève plusieurs questions que Kim Jee-woon escamote très rapidement. Parce qu’ici, on se concentre sur la chasse entre ces deux hommes. Pour faire avancer le récit, on s’oblige à penser que la réflexion n’apporte aucune justice. Un problème qui remet en question notre système judiciaire, cette apparence de justice. Ici, elle tombe entre les mains de l’individu et non de l’État. Et la justice personnelle n’est jamais souhaitable.
Mais le vrai problème se situe ici chez notre auditoire. Car dès que nous avons identifié Kim Soo-hyeon comme notre héros et que sa quête est présentée comme des plus nobles, le mal est fait. Tous ceux qui se surprennent à accepter ses actions se rendent compte trop tardivement qu’ils applaudissent la mauvaise personne. Car dans
I Saw the Devil, même les victimes deviennent les assaillants. Les bons sont aussi les méchants et tout le monde est victime de ce manque de moralité et de justice. C’est le monde à l’envers, pourrait-on dire. C’est devant cette idée que l’on peut dresser une longue liste d’exemples de films qui transgressent cette règle d’or, notamment le
Taken de Pierre Morel, qui est aussi volontairement simple et poursuit cet éloge de l’oubli de la maxime « penser avant d’agir ».
En misant sur cette réalisation impeccable et en gardant le fil narratif très fin (malgré les problèmes soulevés plus tôt),
I Saw the Devil témoigne de tout le talent de Kim Jee-woon. Sanguinaire et sans scrupule, le manque d’éthique et les inévitables questionnements qui en découlent se transforment en force dans ce récit « pas-si-manichéen ». Il est simplement dommage que plusieurs amateurs du genre se laissent encore transporter et divertir sans penser à ce dont ils sont témoins. Un mirage dans le paysage cinématographique. Une belle quête idyllique de vengeance. Une aventure qui se veut à la fois captivante et spectaculaire, mais qui cache un terrible secret. Méfiez-vous!