L’une des grandes particularités de la désormais célèbre trilogie sur la mort de l’Américain Gus Van Sant était la nature étonnamment froide et anonyme qui caractérisait l’ensemble de ses trois volets. Bien que tous inspirés de faits réels facilement identifiables, le cinéaste parvint à se détacher suffisamment des événements ayant entouré le meurtre de David Coughlin, le massacre de Columbine et le suicide de Kurt Cobain pour offrir une méditation beaucoup plus personnelle sur chacune de ces tragédies. Ce qui nous amène aujourd’hui à l’on ne peut plus controversé Polytechnique du Québécois Denis Villeneuve, qui ose pour sa part afficher ses couleurs jusque dans le titre de son film - qu'il dissocie à nouveau de l’institution scolaire à laquelle il fait normalement référence pour le réassocier à la tuerie qui ébranla le Québec tout entier il y a maintenant près de vingt ans. La question reste évidemment à savoir s’il était réellement nécessaire de tourner le fer dans la plaie de cette façon en cherchant à reconstituer et à immortaliser un tel drame sur pellicule. Une polémique qui souleva d’ailleurs les passions et qui divisa même les principaux concernés - le projet ayant reçu l’appui des familles des victimes alors que l’École Polytechnique de Montréal refusa catégoriquement que celui-ci soit tourné à l’intérieur de ses installations. Mais envers et contre tous, Denis Villeneuve et Karine Vanasse nous livrent finalement cette production que plusieurs s’étaient empressés de condamner avant même que ne s’amorce sa mise en image. Basé sur les témoignages de quelques survivants, l’effort retrace les événements sordides du 6 décembre 1989, jour où Marc Lépine s’infiltra sur le campus et assassina froidement treize étudiantes et une secrétaire avant de mettre fin à ses jours.
Les incidents de Montréal se démarquent évidemment d’une tuerie comme celle de Columbine ou de Virginia Tech de par la nature extrêmement misogyne des motivations du tireur, qui ne prenait pour cibles ici que des membres de la gent féminine. Ce dernier manifestera d’emblée une haine aussi troublante qu’irrationnelle envers les femmes - et plus particulièrement les féministes - qui, selon lui, tentent d’accroître leurs droits tout en s’appropriant ceux des hommes. Et c’est précisément à ce niveau que Polytechnique réussit à justifier sa propre existence en allant au-delà de la tragédie pour offrir un certain regard sur la société québécoise de l’époque, qui figurait parmi les plus évoluées sur la planète pour ce qui est des questions d’égalité entre les hommes et les femmes. Mais comme pour tous grands changements sociaux, ce n’est pas tout le monde qui aura été en mesure de s’adapter rapidement à une telle percée. Une idée qu’abordera le réalisateur sans toutefois chercher à expliquer ou à imprégner les événements de son film - qualifiés d’inévitables par le tueur - d'une quelconque logique. Villeneuve présentera d’ailleurs un habile contrepoids au discours de Lépine en soulignant dument les sacrifices qu’auront dû faire certaines femmes pour profiter d’une telle ouverture sur le monde, notamment en ce qui a trait à la fondation d’une famille. Le réalisateur démystifie ainsi la tragédie pour en tracer un portrait lucide, étonnamment neutre et dépourvu de tout élan spectaculaire. Une approche qui lui permettra de traiter de façon passive toute la question de l’inaction des hommes présents lors de la fameuse séparation, canalisant superbement ces forts sentiments de détresse et d’impuissance face à la menace à travers un seul et même personnage, interprété par un Sébastien Huberdeau aussi juste que bouleversant.
Évidemment, Villeneuve et son coscénariste Jacques Davidts marchèrent constamment sur des oeufs pendant l’élaboration de leur document et durent, par conséquent, redoubler de prudence et d’ardeur. Mais bien que nous puissions sentir du début à la fin tout le malaise émanant du présent effort, une telle contrainte eut pourtant des effets beaucoup plus positifs que négatifs sur l’équipe en charge du projet. Le défi le plus apparent dans ce cas-ci se situait sans contredit au niveau du point de vue, à savoir : de quel angle le drame de Polytechnique devait-il être rapporté? Et pourtant, c’est à ce niveau que le cinéaste réussit à faire le compromis le plus important, et surtout le plus payant, de toute la production. Villeneuve s’éloigna ainsi de son style ordinairement très chargé pour élaborer une mise en scène beaucoup plus sobre et épurée tirant merveilleusement profit des teintes de noir et de blanc de la direction photo exceptionnelle de Pierre Gill. Évidemment, les comparaisons avec un certain Elephant deviennent vite inévitables, ne serait-ce que pour la structure non-linéaire du film de Villeneuve ainsi que le recours constant de ce dernier aux longs plans calmes et délicats durant lesquels il suit ses sujets en longeant discrètement les corridors de l’institution. Mais le réalisateur joue encore là de finesse en inscrivant malgré tout son oeuvre dans une tradition cinématographique bien de chez nous, s’inspirant plus précisément du cinéma direct tel que façonné par Michel Brault et Pierre Perrault - que Villeneuve cite d’ailleurs directement - pour nous immiscer plus naturellement dans le quotidien de ses étudiants. Le Québécois propose ainsi une facture visuelle irréprochable, fusionnant parfaitement son versant réaliste à celui plus lyrique et poétique pour signer une réalisation souvent très dure, mais néanmoins forte, précise, et parfois même éblouissante.
S’il ne parvient jamais à prouver sa nécessité hors de tout doute raisonnable, Polytechnique s’impose à tout le moins comme une oeuvre cinématographique tout ce qu’il y a de plus pertinente. Nous pardonnerons ainsi une certaine tendance tout au long du film à placer les femmes sur un piédestal par rapport à leurs confrères masculins. Un réflexe qui, bien qu’indispensable vues les circonstances, se révèle la plupart du temps forcé et quelque peu maladroit. L’exercice demandera également une certaine connaissance des événements dont il est question, car le réalisateur ne fait ici que rapporter ceux-ci sans jamais chercher à en révéler les causes ou à s’interroger sur le passé du tueur. Villeneuve gardera d’ailleurs judicieusement ce dernier sous le couvert de l’anonymat afin de porter toute notre attention sur le drame en cours plutôt que sur son instigateur. Une simplicité volontaire qui était évidemment de mise et qui permettra d’autant plus au cinéaste de gérer la propagation de la crise d’une manière particulièrement pesante, mais néanmoins crédible et réfléchie. Outre l’excellente performance de Sébastien Huberdeau, Karine Vanasse s’impose par son jeu étonnamment discret alors que Maxim Gaudette s’avère sidérant dans la peau du jeune tireur visiblement déconnecté de la réalité et de toute émotion. Polytechnique porte ainsi un regard sensible, percutant, mais néanmoins détaché, sur les incidents tragiques de décembre 1989, Villeneuve invitant son public à tirer ses propres conclusions plutôt que de les lui imposer. C’est d’ailleurs en se soumettant lui-même à certaines restrictions que le réalisateur sera parvenu à remporter ce pari des plus risqués. Car l'objectif du présent effort était en soi de recréer l’événement plutôt que de tenter de le déchiffrer, et surtout de susciter de vives réactions chez les membres d’une communauté qui se doivent désormais de ne jamais oublier.