DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Fifth Cord, The (1971)
Luigi Bazzoni

D'un jaune exemplaire

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Qu'un film de genre soit « générique », voilà une constatation dont on pourrait dire qu'elle va de soi. Or, « générique » : voilà un adjectif qui n'a pas eu la vie facile, et qui mérite d'être pensé sous un jour nouveau si l'on désire aborder sérieusement la question du cinéma de genre ou décrire adéquatement la spécificité de son potentiel créatif. Si je dis que Journée noire pour un bélier (ou The Fifth Cord, dans la langue de Shakespeare) est un giallo standard exemplaire, qu'il définit parfaitement l'orthodoxie du genre, je ne l'accuse pas par cette affirmation d'être banal ou convenu. Je veux dire que, par son existence même, le film de Luigi Bazzoni établit des codes et des conventions : il rend le genre possible, lui donne vie en confirmant la nature même de ses caractéristiques génériques. Il faut de tels films pour que des écarts soient par la suite possibles.

On peut dire du giallo qu'il s'agit d'un genre s'étant somme toute très vite développé, et qui s'est par la suite rapidement éteint. Certes, Mario Bava en jette les bases entre 1962 et 1963 avec, notamment, La fille qui en savait trop et Six femmes pour l'assassin. Mais dans les années qui suivent, on pourrait à toutes fins pratiques affirmer que le giallo n'existe pas. Il faut attendre la fin des années 60 pour qu'une production stable s'établisse, et la sortie en 1970 de L'oiseau au plumage de cristal de Dario Argento pour que le genre soit définitivement cristallisé. Dès lors, les événements se succéderont à un rythme impressionnant : L'étrange vice de madame Wardh de Sergio Martino, La tarentule au ventre noir de Paolo Cavala et cette Journée noire vont surtout servir à cimenter le vocable propre au genre, établissant un véritable système esthétique qu'Argento, dès son premier film, s'amusait déjà à outrepasser.

Le giallo est donc un genre encore tout jeune lorsque débarque en salles le film de Bazzoni, et plus encore lorsque celui-ci est mis en chantier. Que les us et coutumes du thriller à l'italienne nous y semblent déjà coulées dans le béton à donc de quoi étonner. C'est à la limite comme si la réalité historique, la linéarité du temps, n'importait plus vraiment; ce qui existe, aux yeux du spectateur, c'est un bassin d'images récurrentes, aux contours flous, qui s'entremêlent au sein d'une mémoire autonome se bâtissant selon la chronologie subjective des visionnements. Ce film, qui semble aujourd'hui parfaitement générique, participe en fait à définir ce qui en rétrospective sera jugé tel. Quelle logique, dans ce cas particulier, est la plus juste : celle de l'Histoire, ou celle du spectateur contemporain?

Ce qui importe réellement, au bout du compte, c'est que Journée noire pour un bélier soit habile en tant qu'exercice de style. Qu'il exerce le style ou l'établisse, voilà au fond une préoccupation  secondaire dans le cas présent. Bazzoni, réalisant son film, désirait sans doute que chaque plan bien cadré tombe à la bonne place dans un montage bien rythmé. Si bien que même si le scénario s'avère décousu ou prévisible, il y a dans l'image toute la matière nécessaire à l'établissement d'un « suspense » dès cette première séquence où une menaçante voix androgyne, enregistrée, se pose sur les images déformées par l'objectif d'un regard errant lors d'une fête. Poussons plus loin ce raisonnement : c'est en partie parce que l'enquête devient accessoire, principe théorique plutôt que narratif, que ce film fonctionne comme il le fait. L'intrigue, élément somme toute anti-esthétique, s'y fond dans la mise en image à l'état pur de l'enquête.

Explicitement, tous les films d'Argento, de L'oiseau au cristal de plumage jusqu'aux Frissons de l'angoisse, vont s'inspirer du Blow-Up de Michelangelo Antonioni. Dans Journée noire pour un bélier, l'influence de l'auteur de L'avventura est moins manifeste; mais on sent toutefois que sa conception moderniste du cinéma s'est infiltrée au sein de ce qui tient en apparence du cinéma classique. Bazzoni, en effet, utilise les lieux comme matière esthétique pour placer ses personnages dans des espaces abstraits, reflétant leur confusion. Franco Nero, au beau milieu d'un escalier qui devient un immense motif rayé, ou prisonnier des lignes d'ombre et de lumière alors qu'il parle au commissaire de police, est placé en plein coeur d'un univers où les formes elles-mêmes reflètent l'incertitude et le désordre.

Cette sensation trouble se matérialise plus nettement lors des séquences de meurtre, au cours desquelles la mise en scène se permet ses écarts de conduite les plus inspirés : plans subjectifs des victimes alors qu'elles s'évanouissent ou sont étranglées, se mêlant à ceux du tueur pour appuyer l'idée d'une fusion morbide entre les deux entités. En termes de violence et de sadisme, le film de Bazzoni n'est pas particulièrement extravagant. C'est plutôt au niveau de la rigueur qu'il se démarque du giallo moyen : par sa réalisation, particulièrement solide, parfaitement appuyée par une photographie aussi précise qu'expressive. Rarement a-t-on pu vanter ainsi le professionnalisme d'un tel film, et sa facture dans l'ensemble aussi sérieuse. Même Franco Nero, dans le rôle d'un journaliste alcoolique, livre une performance tout à fait crédible.

En quelques minutes, plutôt abruptement, cette histoire se termine donc : l'identité du tueur est révélée, son motif vaguement exposé… Tout est réglé. Mais cette résolution n'est qu'une obligation du format policier, satisfaite à la rigueur pour sauver les apparences. Le giallo, comme le jazz, réitère un motif mélodique; mais c'est à la qualité de l'improvisation que l'on peut réellement juger sa puissance d'expression, son degré d'inspiration. Selon cette analogie, Journée noire pour un bélier nous apparaît plutôt comme un standard bien exécuté par un orchestre de haut calibre que comme une époustouflante exploration des possibilités du genre. Mais voilà qui n'est pas un reproche : c'est à ce jaune exemplaire que l'on pourra comparer les autres teintes de la même couleur.
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Critique publiée le 22 mars 2011.
 
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Alexandre Fontaine Rousseau parlera du Giallo et du potentiel générique à l'Off-ciel, ce jeudi 24 mars à l'Usine C.