Way Back, The (2010)
Peter Weir
Le retour de l'homme des vallées perdues
Par
Mathieu Li-Goyette
Sept années se sont écoulées depuis le dernier film de Peter Weir, Master and Commander. Sept années depuis cet opus, hautement maîtrisé à bien des égards, ayant marqué son temps autant qu’il a été boudé par le public qui, depuis l’ascension de l’Australien dans les hautes sphères hollywoodiennes, avait oublié que le réalisateur de Picnic at Hanging Rock, Witness, Dead Poets Society et The Truman Show était bel et bien un auteur - écarté comme le sont si souvent le cinéma australien et néo-zélandais. The Way Back, par son sujet et sa maîtrise, aurait donc des allures de « film-résurrection » : tout Weir y est. En moins mystérieux, en moins juste, en plus formaté tout compte fait, mais tout dans cette histoire d’un groupe de prisonniers « multiculturels » s’échappant d’un goulag sibérien lors de la Seconde Guerre mondiale pour se rendre en Inde en passant par la Mongolie et la Chine a quelque chose d’une odyssée, d’une invitation au voyage, dont le cinéaste est l’un des grands représentants romantiques.
Cette invitation, cette échappée fantastique, est celle d’un groupe de prisonniers affamés luttant pour sa survie au jour le jour. Du climat gelé aux steppes arides, les lèvres se gercent autant par le froid que par la soif, les pas laissent des traces suspectes dans la neige comme dans le sable, et la nourriture se fait aussi rare dans un lieu comme dans l’autre. Du Nord au Sud, on traverse l’Eurasie avec un groupe mené par l’homme des bois Janusz, gentil Polonais défait par les Allemands interprété par un Jim Sturgess étonnement en contrôle de son rôle. Et tandis que Colin Farrell cabotine en russe, que Saoirse Ronan (reconnue depuis Atonement) ne reflète pas le magnétisme dont le film aurait aimé profiter, Ed Harris, l’Américain M. Smith, se charge de faire balancer une distribution autrement inégale. Formant rapidement un groupe de sept évadés, la redite du récit classique de la fuite de prison, du « film de fugitif », passe ici sous un autre angle : la place de l’homme dans le monde, politique, social et naturel.
Car si nous disions que quelques performances auraient gagné en profondeur, c’est peut-être aussi parce que Weir maîtrise le paysage plutôt que ses comédiens, que ceux-ci n’atteignent qu’à force de pellicule une humanité que nous n’aurions d’abord jamais soupçonnée - c’est là la limite de son cinéma glorieusement carte postale. Gradation de l’état de chair à l’état d’individu, l’oeuvre joue sur cette bonification; le goulag, où les pertes s’aggravent de jour en jour, où les hommes sont abattus aussi rapidement qu’ils arrivent - traumatisme par excellence du XXe siècle - fait place à une quête où chaque bout de pain devient critique, où chaque perte est l’histoire d’une tragédie monumentale. Car parcourir quelques quatre milles kilomètres à pieds n’est, certes, pas une mince affaire et que perdre un homme, c’est multiplier ses chances de survie.
La contradiction, déjà vue, pousse tout de même les limites de l’humain aux extrêmes de l’égoïsme et de l’humanisme. Cernés dans ces paysages globe-trotters, les personnages sont réduits à cet état de dilemme ultime : vivre et laisser mourir ou mourir et laisser vivre; la prochaine question, dans cet altruisme à la chaîne, sera : « qui ne pensera qu’à lui? ». Suspense injuste, car il ne l’est que dans les regards perdus de héros dont nous aimerions prévoir les décisions, la mécanique du film de Weir rappelle les microcosmes d’un Kurosawa, particulièrement celui des Sept samouraïs - ils sont sept, certes, mais le scénario servant aussi à les coller ensemble rappellera la camaraderie forcée des guerriers japonais - tandis que l’on ne pourra que revoir Dersu Uzala en filigrane des plus belles scènes du film de Weir. En effet, le film russe du maître japonais racontant la survie en pleine Sibérie d’un sergent blanc et d’un Mongol est à plusieurs moments le lointain, mais certain parent, du souffle épuré de The Way Back. Fondé sur la prise de vue de paysages, le plan grand ensemble de Weir parvient à saisir l’homme et son espace comme un seul morceau indécomposable, une corrélation concluant que la nature et son adversaire se battent pour la survie - l’une par le vent, l’autre par l’intelligence.
Et l’audace de ces gens perdus à mille lieux de la civilisation révèle des accents philosophiques, voire manipulateurs. Car ils sont autant capables de provoquer l’émoi du spectateur - il espère que le groupe vaincra la pire des misères - tout comme ils alternent les moments de répit, donnant lieu à un film se divisant en deux temps : les besoins du corps et les besoins de l’esprit, rester ou marcher; le groupe marche pour sa survie, mais marchera bientôt pour le plaisir de marcher. Arrivé à bon port, notre héros Janusz poursuivra toujours sa route dans une fin abominable, superposant par un effet vieillot ses pas à l’Histoire du bloc communiste, comme si le film auquel nous venions d’assister, presqu’impeccable jusqu’ici, se devait d’être une parabole, un résumé du « socialisme au XXe siècle ». Weir, sans prétendre chambouler l’univers tout entier comme Malick tente de le faire avec chaque film, se contente plutôt d’un état des faits direct, de lyrisme sans le moindre excès, sinon celui que lui permet sa caméra. En ce sens, la finale a des allures d’etcetera et non de points de suspension. Et si, selon l’idéal du voyage épique, c’est l’importance de celui-ci qui l’emporte sur celle de la fin, on s’explique mal l’épilogue s’appuyant sur l’aspect le plus grand-père : la persévérance.
Par-delà le désir de poursuivre, The Way Back, « le chemin du retour » de sa traduction improvisée, est la quête d’une manière de retourner à l’« avant ». Avant la guerre, avant la trahison, la torture, en émettant en parallèle la trame narrative de l’humain arraché à la nature et de l’impossibilité de s’unir de nouveau à elle. Pris dans un bloc « indécomposable », comme nous le disions plus haut, l’humain, malgré les grands espaces, serait cloîtré dans son environnement. Une donnée qu’il ne saurait écarter. De l’une à l’autre, de l’« avant » à l’environnement, Weir pige au hasard dans le tirage des « grandes questions » et semble chercher une équation dont le film ne se porte garant que lors de scènes magistrales - valant à elles seules le déplacement - où le maître australien a des soubresauts de génie, des traces indélébiles d’un talent particulier à faire d’un champ ou d’une montagne à la fois l’unique espoir de survie et la menace d’une mort certaine; l’épopée à travers le désert est la plus impressionnante à ce sujet. On repensera à Picnic at Hanging Rock, où le regret d’un passé trop récent hantait chaque cadre, à The Truman Show, où l’on assistait à un dysfonctionnement de l’espace, et l’on se dira enfin que Weir n’est peut-être tout simplement qu’un homme obsédé par le temps et l’espace.
Critique publiée le 24 janvier 2011.