Créer à l'ombre des géants
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Le clan Coppola, depuis maintenant quelques années, semble régler ses différends familiaux par l'entremise du cinéma. Il y a d'un côté Sofia, chez qui les hommes semblent toujours absents et qui, dans le très beau Somewhere, donnait à Stephen Dorff le rôle d'un père happé par le cinéma renouant tant bien que mal avec sa fille de onze ans. De l'autre, le géant Francis nous livrait avec l'excellent Tetro une flamboyante tragédie sur le thème du lien filial; et cette réconciliation entre père et fils sur laquelle se terminait le film avait les allures d'une lettre qu'adressait le réalisateur de The Godfather à son propre fils Roman. Coauteur du Darjeeling Limited de Wes Anderson, dont la trame narrative évoque (quelle surprise!) le motif de la famille disloquée, Roman avait pour sa part entamé la dernière décennie en signant le tristement méconnu CQ - étrange petite fantaisie sur fond de kitsch sixties par laquelle le jeune homme dévoilait de manière inspirée ses angoisses en tant que créateur. En rétrospective, l'obscurité relative de ce long métrage paraît d'autant plus injuste que l'ami Anderson allait cimenter à la même époque sa réputation de cinéaste culte grâce à des oeuvres partageant plusieurs traits avec le long métrage de Coppola. Mais force est d'admettre que CQ est un premier film ambitieux et surchargé, truffé de références et d'excentricités de mise en scène, qui assume totalement un certain nombrilisme quitte à paraître par moments cousu de fils blancs quant à ses intentions. Il s'intègre dès lors difficilement aux conventions, tant populaires que critiques, mais se révèle unique, voire fascinant, lorsqu'abordé en ses propres termes de « film personnel » à grand déploiement.
Décider d'être cinéaste, lorsque son père se nomme Francis Ford Coppola, tient à n'en pas douter du périlleux pari et de la douce folie. Légitimement, ce premier essai de Roman Coppola traite donc de la crainte de créer « à la suite de » : à la suite du cinéma que l'on a pu aimer, à la suite d'un monstre sacré, à l'ombre de tout un passé dont on redoute le poids. Un combat est en cours dans CQ, et c'est justement celui qui oppose le désir d'expression personnelle à une série d'influences ayant contribué à l'identité de Coppola. D'où ce choix d'assumer jusqu'au bout les citations, à Barbarella, au Mépris de Godard et au 8½ de Fellini, et d'afficher avec un plaisir évident l'affection pour une certaine esthétique rétro enjolivée par la nostalgie enthousiasmée. Par son style luxuriant à la limite de l'outrance pouvant, de prime abord, paraître purement décoratif, CQ tente au fond de formuler une réflexion sur l'affirmation individuelle, ou plutôt sur la difficulté de s'affirmer en tant qu'individu lorsque l'on est hanté par la croyance que tout a déjà été dit par d'autres avant nous. Le personnage de Paul (Jeremy Davies) doit donc composer, tout comme Coppola, avec un univers déjà entamé, soit les fragments préalablement tournés d'un film de science-fiction dont le réalisateur (Gérard Depardieu) a été récemment viré par un producteur italien (Giancarlo Giannini) exigeant qu'on lui livre un produit commercial bien ficelé.
Énormément de choses, dans CQ, reposent sur le jeu très particulier de Jeremy Davies; son interprétation se présente comme une intériorité à ciel ouvert, un murmure dont on ne sait jamais s'il s'adresse consciemment au réel ou s'il n'est pas plutôt un monologue personnel « échappé » accidentellement dans le monde. Cette fragilité, exprimée de manière très physique par l'acteur, semble dicter son rythme égaré au montage (et, le personnage étant lui-même monteur, cette analogie entre le montage et son état d'esprit semble aller de soi) qui se veut aérien, onirique, comme perdu entre les différentes strates de la réalité que Paul différencie difficilement. Notre regard oscille ainsi entre les mondes, les parois séparant ceux-ci éclatant par la simple ponction d'une coupe franche : Paul, interrompu par sa copine (Élodie Bouchez) alors qu'il filme une sorte de journal intime, revient par l'entremise d'un simple raccord à une réalité qui lui échappe, qu'il cherche à saisir à l'aide de sa caméra. Ce sera finalement le montage de ces fragments qui lui permettra de mettre de l'ordre dans cette période de sa vie, désordonnée au moment où elle se déroule. De la même manière, Coppola cherche par son scénario à réorganiser ses influences, ces images empruntées à d'autres films qui ont forgé son identité et dont il ne peut plus se départir alors qu'il crée les siennes.
Cette question de trouble identitaire est reprise de maintes façons dans CQ, réitérée de manière quasi obsessionnelle jusqu'à ce qu'elle devienne la solution au blocage créatif auquel Paul doit faire face. Lorsque son père auteur (Dean Stockwell) partage cette impression (rêvée) qu'il a peut-être un autre fils quelque part dans le monde, Paul admet qu'il croit parfois, en croisant dans la rue un homme lui ressemblant, se trouver face-à-face avec un frère inconnu. « C'est possible », lui répond son père. De nouveau assailli par cette sensation lors d'une soirée en Italie, le jeune homme va employer cette idée du double afin de résoudre l'intrigue du long métrage qu'il doit compléter. Ici, Coppola le scénariste se fait un brin didactique pour expliquer que le cinéma devrait s'inspirer de la vie et que le créateur devrait canaliser ses propres expériences afin d'accoucher d'une oeuvre authentique. Mais c'est en partie ce qui fait la force de son CQ : cette franchise quant aux traces autobiographiques guidant son écriture, et la candeur honnête de son discours sur la création. Voilà comment Coppola et son alter ego Paul triomphent sur le syndrome de la page blanche, sur l'angoisse créative qui les assaille, et sur les figures paternelles qui les hantent respectivement. Voilà la solution qu'offre le cinéaste à ce problème de créer à l'ombre des géants : créer pour soi, à partir de soi et à l'aide de ce qui, de par le passé, a pu nous inspirer. La leçon nous est livrée avec un panache romantique et une frivolité esthétique qui ont tout pour séduire, pour peu que l'on sache se laisser prendre au jeu.
Critique publiée le 13 janvier 2011.