DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Exit Through the Gift Shop (2010)
Banksy

À qui la rue?

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Peu de films, en 2010, ont su surprendre autant que cet énigmatique Exit Through the Gift Shop du tout aussi énigmatique Banksy. Car sous ses allures de beau documentaire bien classique traitant d'un sujet au goût du jour, narration posée de Rhys Ifans et trame sonore branchée signée Geoff Barrow à l'appui, se cachait(-il?) le plus gros canular de l'année. Réputé pour sa vision critique à souhait des limites de l'art, l'artiste britannique s'en prenait cette fois aux frontières du réel en s'attaquant à une forme qui prétend nous le présenter avec intégrité : le cinéma documentaire. Peu importe que l'histoire incroyable de ce Thierry Guetta, cinéaste amateur soi-disant devenu le « roi du street art » Mr. Brainwash, soit vraie ou non. Ce qui importe dans Exit Through the Gift Shop, c'est le doute qui s'insinue, le lien de confiance rompu tout à fait consciemment par un créateur anarchique dont le but final est de rendre sceptique son propre auditoire. Tant et si bien que nous repartons de ce film, censé nous informer sur l'explosion d'un mouvement artistique, avec une série de questions quant à la véracité de l'histoire qui nous est racontée. Ce trouble, c'est le triomphe même de ce petit coup monté; par cette perplexité qu'il provoque, ce traquenard cinématographique nous incite au questionnement désiré au lieu de le servir tout cuit et prédigéré pour consommation immédiate.

Alors, oui. Enchaînons les refrains habituels au sujet du travail de Banksy : terrorisme culturel, subversion sociale, trompe-l'oeil et trompe-l'esprit. Ce qui amuse dans sa démarche, c'est que le cinéma soit traité comme n'importe quel autre lieu public que l'artiste vandale prend la liberté de s'approprier afin d'en faire le véhicule de ses idées. Certes, le narcissique Banksy profite de l'occasion pour faire un peu d'autopromotion. Son style même découle de l'efficacité publicitaire, de la facilité médiatique et d'une certaine impunité manipulatrice. Alors, avec Exit Through the Gift Shop, il cultive son propre mythe et l'alimente à grand renfort de mystère. Mais tout ceci fait partie d'un jeu, auquel force est d'admettre qu'il se livre avec un authentique brio. Donc, tout ce projet documentaire n'est qu'un mur sur lequel il appose son nouveau graffiti qu'est la fabulation Guetta/Brainwash. Le réel documenté ne constitue à ses yeux qu'une autre surface, un autre édifice plus vaste et complexe peut-être, mais qu'il est possible (et même nécessaire) de trafiquer au même titre que les autres. L'artiste invente un cinéaste, invente un documentaire et le livre en pâture à sa propre vision du réel; et, en ce sens, il livre peut-être une fiction plus réelle que ne l'aurait été un simple documentaire.

Si le cinéaste a inventé de toutes pièces un artiste, exposant du même coup la naïveté d'un certain milieu, tant mieux. Sinon, c'est tant pis. Mais, dans un cas comme dans l'autre, le résultat demeure le même puisque le discours reste là, imbriqué à même la forme de cet essai aussi amusant qu'intelligent. Exit Through the Gift Shop prend un malin plaisir à s'autodétruire sous nos yeux, mais ne sombre pas pour autant dans le nihilisme de bas étage. Après tout, c'est en même temps qu'une satire inspirée un hommage enlevant au street art. Peut-on rester de glace face à ce montage ouvrant le film et par-dessus lequel claironne « Tonight the Streets Are Ours » de Richard Hawley, élevée par les images au rang d'hymne violemment émouvant à la liberté? Tout en dynamitant certaines institutions bourgeoises qui menacent de s'emparer d'un autre courant artistique bien intentionné, le film légitime avec une passion contagieuse les racines de celui-ci. Ce qu'il vilipende, condamne et détruit, c'est toute une mécanique marchande servant à transformer l'expression artistique en bien de consommation : un vieux discours, selon certains, qui mérite néanmoins d'être répété tant la logique qu'il décrie semble dicter le rapport de toute une société à sa propre effervescence créative.

Un tel hommage, un documentaire classique aurait été en mesure d'en recréer la sensation. Mais il aurait du même coup participé à l'acte de figer le mouvement, afin de le cataloguer et de l'introduire peu à peu dans les musées. La mission que se donne le graffiteur, en somme, est de transcender la simple fonction informative pour offrir une nouvelle oeuvre tributaire de l'éthique contre-culturelle animant le mouvement du street art. Doutant de sa propre crédibilité, critiquant sa propre popularité, l'emblématique créateur s'amuse à saborder son propre navire au nom de l'intégrité que lui confère d'emblée son statut de créateur hors-la-loi. Paradoxalement, il participe à l'accroissement de son propre rayonnement et les cyniques n'hésiteront pas à dire que tout chez Banksy n'est que coup de marketing fumant. Mais, que l'on aime ou non le personnage, ce que l'on ne peut en aucun cas nier, c'est que Banksy a réellement signé avec Exit Through the Gift Shop « un film de Banksy ». Voilà, réduit à l'essentiel, ce qui fait de cette brillante anomalie filmique autre chose qu'un bête documentaire sur les mérites universels et la toute-puissance de l'art. Voilà ce qui en fait une suite logique dans le parcours de l'un des artistes les plus provocants de la dernière décennie.
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Critique publiée le 5 janvier 2011.