Ne jamais réveiller le lion qui dort
Par
Jean-François Vandeuren
Nous savons d’entrée de jeu que la vie du jeune Joshua « J » Cody (James Frecheville) n’est pas de tout repos. Des ambulanciers pénètrent à l’intérieur de l’appartement familial. La mère de Joshua vient tout juste de mourir d’une overdose d’héroïne. Comme s’il avait pu voir venir de très loin cette tragédie, Joshua ne semblera aucunement ébranlé par cette perte, lui qui, tandis que l’équipe médicale s’occupera de la dépouille de sa pauvre génitrice, gardera ses yeux rivés sur l’écran de la télévision afin de connaître le dénouement d’un épisode de l’émission Deal or No Deal. Suite à cet incident, Joshua ira habiter chez sa grand-mère, « Smurf » (Jacki Weaver). Un changement d’air que nous pourrions croire bénéfique pour l’adolescent, qui aurait enfin la chance d’évoluer dans un milieu un tantinet plus sain. Erreur. J côtoiera plutôt constamment la petite organisation de criminels se spécialisant dans le vol à main armée dirigée par ses oncles. Ce secteur d’activité n’est cependant plus ce qu’il était, servant à présent de niche pour tous les camés à la recherche d’un peu d’argent facile. Les temps changent, mais le plus vieux de frères, Andrew « Pope » Cody (Ben Mendelsohn), cherchera tout de même à avoir encore et toujours le dernier mot, lui qui devra pourtant se tenir loin d’une bande de détectives véreux qui aimeraient bien l’envoyer six pieds sous terre. Les choses changeront toutefois du tout au tout lorsque le principal associé de Pope, « Baz » (Joel Edgerton), sera froidement assassiné par les flics en question. La tension entre les deux partis atteindra ensuite son paroxysme alors que le clan Cody enlèvera la vie à deux policiers qui n’étaient aucunement liés à l’affaire. J se retrouvera du coup dans une situation peu enviable qui le poussera rapidement à faire des choix, même si ce dernier n’aura en réalité qu’une seule option…
Ce premier long métrage de fiction du cinéaste australien David Michôd nous transporte ainsi au coeur d’un univers régi par la violence et la corruption, évoluant à la fois à l’abri des regards et à la vue de tous. Si le portrait que présente le réalisateur de la scène criminelle de Melbourne se veut en soi fort différent de ceux habituellement dressés par ses homologues américains pour des quartiers équivalents de villes comme New York et Los Angeles, celui-ci n’en demeure pas moins sauvage et impitoyable. Ce que nous constatons toutefois dès la première séquence du film, c’est à quel point l’approche privilégiée par Michôd ignore complètement toutes considérations d’ordre spectaculaire, et ce, autant dans sa caractérisation des forces de l’ordre que dans celle de ces criminels endurcis. La violence n’est d’ailleurs jamais glorifiée - ou présentée de façon « satisfaisante » - dans Animal Kingdom, Michôd y allant de prises de vue particulièrement habiles afin de toujours en minimiser l’exposition. Car ce qui intéresse avant tout l’Australien, ce sont ses personnages, et surtout les nombreuses zones grises sur lesquelles reposent les liens les unissant d’une manière ou d’une autre - et au centre desquelles se retrouve Joshua. Le cinéaste fera notamment preuve d’audace et d’ingéniosité dans la façon dont il exposera peu à peu la relation qu’entretient Smurf, figure matriarcale tirant subtilement les ficelles, avec les autres membres de sa famille. Il y aura ensuite l’histoire du détective Leckie (Guy Pearce), qui se manifestera à mi-parcours comme le seul individu pouvant potentiellement aider Joshua dans un monde où la ligne séparant le bien du mal se révélera de plus en plus inexistante. Une tentative de se rapprocher de la lumière qui, à l’image des actes perpétrés précédemment par les oncles de J, ne sera pas tant initialisée par bonne conscience plus que par esprit de vengeance.
Ce revirement aussi soudain qu’expéditif, mais tout de même attendu, s’inscrit néanmoins parfaitement dans la logique narrative établie jusque-là par le réalisateur, lui qui réussira à garder son récit bien ancré dans la réalité jusqu’à la toute dernière image. Une telle approche pour une telle prémisse signifiait évidemment que certains sacrifices allaient devoir être faits sur le plan dramatique et que Michôd devrait, par conséquent, trouver d’autres manières d’attirer - et de conserver - l'attention de son public. L’Australien aura d’abord su tourner cette initiative à son avantage en cherchant avant tout à immerger le spectateur dans cet univers par l’entremise d’une extraordinaire attention aux détails, résultat d’une recherche exhaustive qui se sera étalée sur près de neuf ans et qui aura ultimement permis à Michôd de dresser un portrait particulièrement juste des méthodes employées par les représentants des milieux criminel et policier. Une minutie que nous retrouvons principalement dans la simplicité des lieux où se déroule l’action, dans ce refus catégorique de donner dans le clinquant, dans ces décisions souvent chaotiques prises par des individus ne sachant pas trop vers qui se tourner… Il émane également d’Animal Kingdom une tension, voire un malaise, que nous ressentons du début à la fin et que le cinéaste accentuera habilement par le biais des nombreux gestes répréhensibles posés par un Pope devenant de plus en plus tendu et paranoïaque. Nous devons d’ailleurs souligner à cet effet la performance tout en retenu de Ben Mendelsohn dans la peau de ce personnage au caractère bouillant. Mais la grande vedette du présent effort demeure toutefois Jacki Weaver, qui s’avère absolument terrifiante dans le rôle de cette figure matriarcale on ne peut plus sournoise qui ne reculera devant rien pour garder ses fils à ses côtés. Pour sa part, Guy Pearce livre une performance égale au talent qu’on lui connaît en policier devant faire face, bien malgré lui, à la musique.
Là où Michôd aurait pu lui-même miner sa propre mise en scène, c’est dans la façon souvent restrictive dont il introduit le spectateur au personnage de Joshua dans un contexte où le processus d’identification au protagoniste s’avère en soi totalement absent. Il faut dire que le cinéaste ne se gêne pas non plus pour nous montrer tout ce qui se trame à son insu, tandis que ce dernier fera preuve d’un manque de jugement souvent assez aberrant. Encore là, la réalisation toujours calme et réfléchie de l’Australien illustre étrangement à la perfection ce vent de panique soufflant sur les deux partis, menant à des décisions devant être prises rapidement et de manière instinctive, lesquelles auront évidemment une influence directe sur le cours des événements d’un récit où personne n’aura jamais accès à une vue d’ensemble de la situation. Le monde d’Animal Kingdom est ainsi continuellement rongé par la peur, l’insécurité et la violence. Le tout conjugué à un portrait pour le moins insolite de l’esprit de famille et d’une justice se révélant une fois de plus facilement malléable. Ce désir de demeurer aussi fidèle que possible à la réalité aura définitivement permis au cinéaste de renforcer cette représentation déjà percutante de la valeur accordée à une parole et aux liens de sang dans ce genre de milieux. Le réalisateur guidera le spectateur à travers cette tourmente en suscitant sans cesse chez lui des émotions extrêmement primaires, lui ouvrant les portes d’un univers ne se révélant pas aussi luxuriant ou agité que ce que suggère bien souvent la culture populaire en levant le voile sur un phénomène social beaucoup moins reluisant avec une acuité des plus impressionnantes. Michôd aura ainsi mis davantage l’accent sur la banalité du quotidien de tous les individus qui se seront retrouvés dans cette situation qui, en bout de ligne, ne pourra produire que des perdants.
Critique publiée le 4 janvier 2011.