Jeux de miroirs
Par
Jean-François Vandeuren
Le concept derrière Black Swan est en soi absolument génial, mais son triomphe à l’écran dépendait toutefois essentiellement de la façon dont Darren Aronofsky allait mettre en scène le scénario de Mark Heyman, Andres Heinz et John McLaughlin. L’idée de reprendre les grandes lignes du Lac des cygnes en s’infiltrant dans les coulisses d’une compagnie de ballet s’apprêtant justement à lancer sa nouvelle saison en revisitant le célèbre récit de Vladimir Begichev et Vasiliy Geltser se voulait évidemment des plus intrigantes. D’autant plus que les artisans du présent exercice semblaient bien déterminés à tourner celui-ci en un thriller psychologique flirtant dangereusement avec le drame d’horreur. Nous ferons donc la connaissance de Nina (Natalie Portman), une ballerine ayant hérité du prestigieux rôle de la reine des cygnes suite à la décision de l’institution de laisser partir une tête d’affiche vieillissante afin de rafraîchir son image et ainsi attirer un tout nouveau public. Fille à maman tout ce qu’il y a de plus typique, Nina ne recherche que la perfection, elle qui semble absolument incapable de se laisser aller. Un tempérament qui causera d’ailleurs passablement de problèmes à son metteur en scène (Vincent Cassel), qui fera tout pour stimuler le côté plus sombre et animal de sa jeune première afin que celle-ci soit à l’aise avec les deux facettes de son rôle. Mais ce milieu des plus compétitifs finira par avoir raison de Nina, qui souffrira de plus en plus d’insécurité en plus de perdre graduellement tous repères lui permettant de différencier le rêve de la réalité. L’arrivée d’une danseuse (Mila Kunis) se situant aux antipodes de Nina n’améliorera évidemment en rien cette situation. Les bonnes intentions de sa nouvelle consoeur seront d’ailleurs rapidement perçues par cette dernière comme autant de tentatives de lui ravir son poste. Serait-ce encore son imagination qui lui joue des tours? Ou ses craintes sont-elles réellement fondées?
Ce qui impressionne de plus en plus avec le cinéma de Darren Aronofsky, c’est qu’autant chacun de ses longs métrages réussit à s’imposer grâce à une composition visuelle et dramatique qui lui est propre, autant chacun de ces efforts explore (in)directement les mêmes thématiques, les mêmes émotions. Le tout à l’intérieur d’une mise en situation se révélant évidemment extrêmement différente d’un film à l’autre. Nous sommes déjà plus que familiers avec les histoires d’obsession, de dépendance, de dérapage psychologique et de transformation, voire de régression, autour desquelles tourne l’oeuvre du cinéaste depuis le remarquable Pi de 1998. Mais celles-ci n’ont peut-être jamais été mises en évidence d’une manière aussi crue et impitoyable, mais étrangement subtile et raffinée, que dans Black Swan, qui reprend en soi exactement là où l’Américain avait laissé au terme de son percutant Requiem for a Dream en exploitant une fois de plus une démarche artistique présentant plusieurs similarités avec celle d’un film de monstre. Il faut dire que la prémisse de ce cinquième long métrage embrasse allègrement l’essence du cinéma de genre, et ce, d’une façon qui s’avère aussi viscérale que psychologique et qu’Aronofsky introduit parfaitement au contexte de création, voire de compétition, artistique dont le scénario de Heyman, Heinz et McLaughlin fait état. L’interprétation de Natalie Portman s’apparente d’ailleurs à plusieurs égards à la prestation magistrale que nous avait offerte Ellen Burstyn dans l’opus de 2000, communiquant la même fragilité émotionnelle tout en se nourrissant d’une forme d’espoir que tout autour d’elle semblera vouloir anéantir. Black Swan illustre ainsi les tourments de sa protagoniste d’une manière particulièrement explicite par l’entremise d’hallucinations et d’images horrifiques qui ne feront que s’amplifier à mesure que progressera le récit. Les trois scénaristes reprendront du coup assez habilement les traits d’une histoire typique de rite de passage et d’éveil sexuel afin de guider, mais aussi d’alimenter, l’ensemble de ces éléments.
L’emploi de telles lignes directrices s’avère tout à fait logique à l’intérieur d’une oeuvre dont la matière et l’équilibre reposent essentiellement sur le concept de doppelgänger dans un contexte où tout est à la fois identique et divisé par des contrastes on ne peut plus prononcés. Une notion qui explique en soi la présence de miroirs dans pratiquement toutes les pièces visitées par Nina, elle qui sera confrontée à un reflet qui semblera de plus en plus vouloir la dominer. Le tout au coeur d’un univers cinématographique où tout semble évoluer dans l’union et la discorde, de ces décors et costumes composés de noir et de blanc, de l’innocence de la chambre enfantine de Nina à la cruauté du monde extérieur, du milieu classique et rigide du ballet aux rythmes endiablés d’une boîte de nuit où la protagoniste se libérera finalement de ses inhibitions… Une telle facture artistique servira évidemment à accentuer l’inévitable chute - ou ne serait-ce pas plutôt l’ascension? - de Nina, qui sera peu à peu consumée par la plus sombre facette de sa personnalité. Aronofsky et ses acolytes s’inspireront particulièrement du cinéma de Roman Polanski à cet égard, notamment de films comme The Tenant et Rosemary’s Baby, tout en inscrivant leur effort dans un courant purement expressionniste. Un choix esthétique tout à fait justifié, étant donnée la nature du récit, s’imposant par l’exagération délibérée de certains éléments ainsi que par une direction photo priorisant l’utilisation de gros plans et d’angles parfois incongrus en plus d’illustrer la confusion régnant au coeur de cette histoire par le biais de mouvements de caméra extrêmement rapides se juxtaposant parfaitement aux gestes de la ballerine. Une telle initiative ne pouvait toutefois prendre forme sans que nous assistions à certains dérapages, le réalisateur en venant à employer certains tours de passepasse un tantinet trop classiques, même si tout ce qu’il y a de plus effectifs.
Tout comme dans Requiem for a Dream, Aronofsky réussit à créer un dosage particulièrement consistant entre les événements destinés à la création d’effets dramatiques et ceux devant permettre la présentation d’images chocs, accordant parfaitement le penchant plus théâtral de sa mise en scène à sa recherche incessante de réalisme. Nous nous retrouvons du coup devant une production dans laquelle l’esprit humain finira de nouveau par s’effondrer sous une forme de pression que le réalisateur et son équipe de scénaristes situeront superbement à l’intérieur de ce cercle fermé tout en l’appliquant à un contexte beaucoup plus large. Le tout finira par mener à une finale absolument sublime rappelant étrangement celle de The Wrestler, mais où tout ne sera pas que noirceur comme cela avait été le cas précédemment. La trame dramatique du chef-d’œuvre de Begichev et Geltser et celle du scénario de Heyman, Heinz et McLaughlin finiront par se rejoindre lorsque Nina atteindra finalement la perfection, elle qui aura cependant dû franchir un point de non-retour pour atteindre de tels sommets. Dans la peau du personnage principal, Natalie Portman offre une interprétation sidérante, elle qui, comme son alter ego, sera appelée à se métamorphoser sous nos yeux, excellant autant pour communiquer la candeur, la grâce et l’innocence de Nina que sa désinvolture une fois la transformation achevée. Le reste de la distribution propose également des performances de haut calibre, notamment un Vincent Cassel parfaitement sélectionné et une Barbara Hershey terrifiante dans le rôle d’une mère cherchant par tous les moyens à garder sa fille sous son emprise. Le cinéaste américain ajoute ainsi une autre oeuvre de marque à son répertoire, surprenant une fois de plus son public en démontrant une réelle volonté de ne pas faire du surplace tandis que sa démarche artistique se révèle de plus en plus à la hauteur de ses ambitions.
Critique publiée le 11 décembre 2010.