La crème de la crème
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Le sujet, à première vue, peut sembler plutôt banal, voire inintéressant. Mais il y a longtemps que nous avons appris qu'il n'y a pas de sots sujets, qu'il n'existe au fond que de sottes manières de traiter de ce que nous offre à voir la vie. Ne soyons donc pas surpris que cette plongée dans l'univers de la pâtisserie de calibre olympique étonne par sa capacité à faire d'une apparente bagatelle une poignante tragédie. Que le suspense puisse reposer sur le sort vacillant d'une élaborée sculpture de sucre, voilà qui tient, certes, du miracle; mais il s'agit d'un miracle auquel le cinéma nous a depuis longtemps habitués, et qui se reproduira tant et aussi longtemps que des réalisateurs de la trempe de D.A. Pennebaker et Chris Hegedus suivront jusqu'au bout leur intuition. Kings of Pastry, qu'Hegedus n'hésite pas à qualifier de « film familial glorifié » en ce sens où il a été réalisé avec les moyens du bord et sans aucune certitude, frappe par la désinvolture de sa méthode autant que par l'efficacité du résultat final. Entre la simple complicité et l'observation rigoureuse, le regard posé par la caméra se veut d'abord attentif aux gestes méticuleux (et souvent insolites) de ces véritables artistes; puis c'est par un art de la narration proche de la fiction que prend forme cette histoire construite à partir de faits vécues, inspirée d'images véritables.
« On ne monte pas en fonction de ce que l'on voit, mais en fonction de ce que l'on sait présent », me confiait Pennebaker, auteur de Don't Look Back et de Monterey Pop, au cours d'un entretien; c'est cette sensibilité au sous-jacent, à ce qui ce joue derrière l'image, qui fait de Kings of Pastry un film profondément humain alors que son sujet peut paraître anodin. Mais il n'y a rien de factice dans le perfectionnisme, la dévotion et le désir de vaincre animant ces pâtissiers que nous suivons jusqu'aux dernières épreuves du prestigieux concours du Meilleur ouvrier de France. Voici leur vie, leur passion, et Kings of Pastry se doit par conséquent, par respect pour ces hommes avec lesquels il se lie d'amitié, de faire preuve de la même gravité qu'eux face à cette situation tout de même un brin saugrenue à l'oeil du non-initié. Il faut voir tout le sérieux avec lequel les juges goûtent à un chou à la crème, ou l'imagination que mettent en oeuvre les pâtissiers lorsqu'ils conçoivent leurs ambitieux chef-d'oeuvres d'architecture gastronomique, pour comprendre le degré d'importance qu'accordent ces individus à la confection d'un « bête » dessert. Dans ces instants, le sort du monde semble reposer sur le savant équilibre des saveurs, sur la précaire solidité de ces pièces montées aux formes toutes plus improbables les unes que les autres.
Ces moments, les caméras croisées de Pennebaker et d'Hegedus les captent avec un flair aiguisé qui tient presque du sixième sens. Les cinéastes braquent leurs appareils dans la bonne direction, au bon moment. Voilà, qu'on le veuille ou non, ce qui distingue le bon caméraman du mauvais; cette capacité d'assister au spectacle sans savoir ce qui se produira, d'être toujours aux aguets, prêt à saisir au passage l'instant de vérité. Il faut savoir se placer, attendre patiemment, laisser le réel défiler en tâchant de ne pas lui faire entrave. Des qualités que l'on sent à l'oeuvre ici, qui s'effacent derrière un montage habile, mais se déploient subtilement par la capacité même de celui-ci à paraître complet. Le savoir-faire, dans l'art du documentaire, est fréquemment du domaine de l'invisible; savoir disparaître, puis savoir choisir pour entretenir l'illusion. Voilà ce en quoi Kings of Pastry impressionne, sans que cela ne tienne de l'évidence facile à décrire, justement par l'absence de failles tangibles dans sa restitution des événements qu'il choisit de relater. Ne sous-estimons pas la valeur de cette soigneuse unité, de cette fine couture qui ne paraît pas, mais soutient cependant l'ensemble avec une fiabilité trop souvent prise pour acquise.
Si ces personnages nous émeuvent, si leur sort nous importe tant le temps d'un film, c'est au fond parce que le tandem Pennebaker-Hegedus sait dégager l'universel de cette situation exceptionnelle. Leur obsession, que les cinéastes auraient pu exploiter de manière spectaculaire, se révèle étrangement contagieuse puisque le regard que l'on pose sur eux s'adapte à leur univers, tire de leur condition ce qui, d'une certaine façon, s'applique à chacun de nous. Voilà en ce sens ce qui définit la démarche de Pennebaker et d'Hegedus : cette décision de réaliser un documentaire comme d'autres orchestrent une fiction, d'approcher le cinéma comme du réel potentiel et le réel comme du cinéma potentiel. Le documentaire, chez eux, s'inscrit donc dans la tradition du théâtre. Nous avons accepté la fabrication comme partie intégrante de la forme, comme nous l'acceptions déjà par exemple dans le Nanook of the North de Flaherty, et le rôle du documentaire, en ce sens, est le même que celui de la littérature ou de la fiction : relater, le mieux possible, une histoire à laquelle avec un peu de chance le spectateur saura adhérer. Kings of Pastry, à cet égard, constitue une indéniable réussite. Pour 84 minutes, il captive totalement… autour d'une affaire de sucre soufflé et de crème fouetté.
Critique publiée le 19 mai 2011.