DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Happy Few (2010)
Antony Cordier

Basic Instinct

Par Mathieu Li-Goyette
Les corps s’étreignent malgré la farine. La peau douce devient rugueuse et l’échangisme devient simple échange orgiaque. Rachel (Marina Foïs) et Teri (Élodie Bouchez), Franck (Roschdy Zem) et Vincent (Nicolas Duvauchelle) font l’amour en campagne. Couples sages, ils deviennent honnêtes, s’avouent mutuellement, mais à demi-mots, qu’ils aimeraient avoir une aventure avec le sexe opposé du couple opposé. Tout commence lors d’une soirée entre amis, entre quatre comédiens bien dirigés sortis d’un Cassavetes inconnu, ils discutent, boivent et pendant que Rachel et Vincent sont partis, Franck masse Teri. Ils s’embrassent. Elle casse un verre en s’appuyant dessus, marque au fer rouge (de sang) de ce premier ébat qui lance un bal qui durera 90 minutes, plus encore si l’on compte cette finale où tout indique qu’ils retournent batifoler dans les champs.

Antony Cordier s’intéresse donc pour la deuxième fois en deux longs métrages (son premier, Douches froides, avait remporté le César du meilleur premier film et le prix Louis Delluc), avec sa coscénariste habituelle Julie Peyr, à l’amour libre. Mais bien au-delà des considérations perverses que peuvent susciter un visionnement de ce Happy Few (« quelques heureux », traduirons-nous), c’est plus précisément l’histoire d’âmes malades qui, en reprenant les mots de Cordier qui paraphrase lui-même un film de Renoir, « font ce qu’elles peuvent ». Elles tentent de vivre le quotidien (l’objet de la première séquence du film), mais rien n’y fait. La classe moyenne des uns les oblige à garder un style de vie qui ne changera pas, la classe bourgeoise des autres les blase et les ennuie. Pour se sortir du pétrin, changer d’amant, une entente non-écrite qui implique que l’un ne parlera pas à l’autre de ses nuits torrides avec l’autre autre, apparaît comme la voie à suivre, la façon de se sentir mieux dans sa peau, voire de changer de peau.

Cette histoire de peau est justement celle du film. Cherchant à s’en purger, les personnages de Cordier sont brutaux, vicieux, essaient avec leur partenaire habituel ce que le partenaire emprunté les a fait découvrir - on remarquera qu’ici, nul besoin d’identifier sans cesse le nom des protagonistes, car bien qu’ils aient chacun des caractéristiques qui leurs soient propres, ces dernières ne sont que distinguo, manière d’identifier des corps interchangeables puisqu’ils ne sont que « corps ». La scène qui fait jaser, celle de la farine, a justement pour but de les rendre égaux, de les rendre gris et passe-partout. Plus la mise en scène se définit, plus celle-ci jouera sur ces cadrages, sur ces plans où l’identité des gens dans la couche importe de moins en moins; corps et sexe suffisent, l’identification à ces personnages devient alors aussi impossible que leurs tempéraments se modulent à l’encontre des autres. Moments de crise : lorsqu’un(e) marié(e) surprend l’autre. La tension est à son comble, les regards sont fuyants, les personnages viennent de regarder de l’obscène, de l’irregardable pendant qu’ils s’efforcent de laver les draps, replacer coussins et sofas placés selon les goûts du couple adultère qui s’improvise, le soir venu, en couple tout court.

Ce que nous voulions dire en évoquant Renoir, ce n’est évidemment pas la mise en valeur des corps, mais bien l’emprisonnement de ceux-ci à l’intérieur de cadres sévères. Ceux de Renoir étaient d’une stabilité et d’un calcul sans pareil, ceux de Cordier bougent, s’agitent - esthétique du XXIème siècle, quand tu nous tiens - mais tendent à s’essayer à la même alchimie. Montrer un personnage à l’intérieur d’une toile complexe de contraintes et d’obligations, de rangs sociaux, mais aussi de relations, pour ensuite poser tout son drame sur les particularismes des individus. C’est parce que Franck croît au Feng Shui que les meubles sont toujours déplacés à son goût, c’est parce que Rachel aime la brutalité gênée de Vincent qu’elle voudra la pareille de la part de Franck, etc. Placé dans un contexte donné (le film), ils évoluent du mieux qu’ils peuvent, très simplement, en pliant leur quotidien à leur désir. Puisque plier le quotidien implique aussi de faire plier celui des autres, être levier d’éjection d’une harmonie voisine qu’on sabote par égoïsme, ils s’approprient toujours un peu plus du terrain. Tel est le projet du cinéaste, non pas montrer l’orgie, mais ce qu’il y a autour d’elle, ce terrain vague où tel le taureau en rut on prend son élan en fonçant tête première dans la centrifuge sexuelle… En faisant fi des dommages collatéraux, ici les couples brisés.

Dans ce tour de piste, changer de peau est donc alterner d’un rôle à l’autre, se mettre à vivre comme l’autre. La schizophrénie provoquée par l’échange, malsain, amène les couples à se séparer de nouveau pour revenir vers la stabilité. Non pas qu’ils regrettent leur expérience, mais étant ces personnages « faisant ce qu’ils peuvent », le moment est venu de faire cesser les escapades nocturnes, de faire que chacun retourne en bonne et due forme à son travail, à son quotidien. La tragédie racontée par Happy Few, c’est que ce réseau de contraintes nous limite à un point tel qu’une fois percé, comme on perce l’abcès, un liquide nocif nous attaque et empoisonné par cette différence, le personnage comme son spectateur ne peut souhaiter qu’un retour à la normale; ces quelques heureux ne le sont aussi que pour quelques temps. Tout se règle, la mise en scène comme les comédiens, sans soubresaut inutile, sans grand cri. sinon la finesse des interprètes leur permettant parfois d’hausser le ton. Malgré sa rude farine et ses ébats sauvages, Happy Few est inversement un film d’une belle douceur, chargé d’un propos sérieux, mais éphémère et qui ne plaît que lorsque l’on décide de poursuivre le raisonnement après le visionnement. En observant nos contraintes, il faut les analyser comme une manière de plaquer au réel cette grille filmique, celle de Cordier, de façon allégorique ou non. Ce véritable plan cartésien utopique qu’est celui d’un film bien structuré, cette esquisse du réel que nous vivons et arpentons dans le seul but d’en constater l’échec.


Critique publiée dans le cadre du Festival de films francophones Cinemania 2010
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Critique publiée le 14 novembre 2010.