Descente aux enfers
Par
Jean-François Vandeuren
Depuis quelques années, le cinéma d’horreur est marqué par la résurgence d’un sous-genre dont les principales aspirations ont toujours tourné autour de l’exploitation et de la surexposition de la souffrance humaine. On pense, entre autres, au doublé Hostel de l’Américain Eli Roth qui soumettait de pauvres touristes sans défense à une série de supplices physiques pour le moins abominables dans le but d’assouvir les pulsions perverses de riches occidentaux, voire des spectateurs en général. Pendant un temps, il n’était plus nécessairement question de tension ou d’ambiance, mais bien de savoir qui soumettrait son auditoire à la démonstration de violence la plus malsaine et la plus réaliste qui soit. C’est ici qu’entre en ligne de compte le fameux Martyrs du Français Pascal Laugier, déjà fort d’une controverse monstre dans son pays d’origine où son visionnement fut initialement interdit au moins de 18 ans - chose qui ne s’était pas vue depuis des lustres pour un long-métrage destiné à un aussi large public. Le film retrace au départ l’histoire de Lucie, une fillette que les autorités retrouvèrent dans un état lamentable après avoir été séquestrée et battue dans une pièce sombre d’une usine désaffectée au début des années 70. Quinze ans plus tard, nous nous retrouvons dans la salle à manger d’une luxueuse maison de campagne où déjeunent dans la joie et l’allégresse les membres d’une famille en apparence tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Hantée par les démons du passé, Lucie fait son entrée dans la demeure, un fusil de chasse à la main, accusant les parents d’être les responsables du calvaire qu’elle a vécu. Arrive ensuite Anna (une jeune femme avec laquelle elle se lia d’amitié au centre où elle fut recueillie), visiblement sous le choc devant les actes insensés perpétrés par sa consoeur. Y aurait-il eu erreur sur la personne?
Évidemment, Laugier aurait pu facilement se contenter d’étirer la sauce - comme ce fut si souvent le cas par le passé - en entretenant le mystère entourant cette simple interrogation jusqu’à la toute dernière séquence du film. Mais à l’opposé, le cinéaste balayera presque instantanément cette histoire de vengeance du revers de la main pour relancer son scénario dans une tout autre direction. Un stratagème que ce dernier répétera continuellement afin de délimiter clairement chacun des trois actes de son récit et de structurer l’ensemble à l’image d’une boucle - qu'il refermera d’une manière particulièrement audacieuse, et surtout profondément dérangeante. C’est d’ailleurs la grande capacité d’adaptation du réalisateur français qui retient principalement l’attention dans ce cas-ci. Une aptitude de moins en moins répandue chez les artisans de ce type de cinéma qui permettra non seulement à Laugier de réinventer son intrigue et de brouiller les pistes quant à son éventuelle résolution, mais également de fondre un assez vaste éventail de sous-genres en un tout cohérent et extrêmement homogène. Le présent effort passera ainsi de l’invasion de domicile au film d’exploitation pur et dur tout en se permettant de prendre momentanément les traits d’une histoire de fantôme à la japonaise afin de matérialiser le fort sentiment de culpabilité de l’une de ses deux protagonistes. Il faut dire que la plus belle réussite de Martyrs réside justement dans le fait que même si le résultat final se veut d’un sadisme et d’une cruauté rarement égalés, l’expérience n’est jamais motivée que par des ambitions simplement spectaculaires ou stylistiques. Dans un domaine où la recherche de l’image choc s’effectue bien souvent au détriment d’un scénario complet et bien ficelé, Martyrs s’impose comme l’une des trop rares productions a avoir été pensées et réalisées avec suffisamment de sérieux et de suite dans les idées.
Le film de Pascal Laugier n’a donc pas pour objectif que de capitaliser bêtement sur le côté pervers et profondément amoral des événements sordides dont il fait état. Le cinéaste français se démarque d’ailleurs de bon nombre de ses contemporains à ce niveau en ne cherchant pas à choquer le spectateur que par le biais de l’image, mais en s’assurant aussi d’impliquer fortement celui-ci sur le plan émotionnel. Un processus d’identification qui lui permettra à la fois de fortifier son intrigue sur le plan dramatique et de décupler la force de frappe déjà ahurissante d’un dernier tiers corrosif au cours duquel il nous plongera dans l’inconfort le plus total. À l’opposée des multiples volets de la série Saw, la particularité première de Martyrs se situe justement dans le fait que tout a été mis en oeuvre ici pour que le sort des deux protagonistes finisse par nous importer alors que l’amas de violence auquel elles seront constamment confrontées ne sera jamais justifié par une quelconque forme de transgression morale ou éthique. Laugier rendra d’ailleurs ses deux « héroïnes » de plus en plus vulnérables à mesure que progressera le récit alors qu’il broiera tour à tour chacun de leurs mécanismes de défense. La caméra nerveuse du réalisateur ainsi que son recours constant au gros plan lui permettront du coup de maintenir une proximité entre le spectateur et les personnages en plus d’approfondir les forts sentiments d’isolement, de solitude et de désespoir sur lesquels repose la totalité de son long-métrage. Un tour de force visuel et sonore aussi improbable que foudroyant qui sera superbement complété par un travail colossal, et surtout effrayant de réalisme, au niveau du maquillage et des effets spéciaux, de même que par la sombre et glaciale direction photo de Stéphane Martin et Nathalie Moliavko-Visotzky.
Si le cinéma d’horreur français ressembla bien souvent à une suite d’essais et d’erreurs au cours des dernières années, il aura finalement atteint la consécration en offrant au genre deux de ses oeuvres les plus significatives de la présente décennie. Pascal Laugier orchestra en ce sens un voyage au bout de la souffrance face auquel il est tout simplement impossible de rester insensible. À l’instar du tout aussi percutant, et surtout beaucoup plus sanglant, À l’intérieur d’Alexandre Bustillo et Julien Maury, Martyrs se veut un film vicieux qui ose énormément. Le cinéaste aurait d’ailleurs pu se heurter à plusieurs obstacles de taille durant l’élaboration de son projet. Heureusement, ce dernier aura su garder la tête froide et faire de cette troublante descente aux enfers une franche réussite en ne lésinant jamais sur les efforts, et ce, à tous les niveaux de sa production. Outre sa mise en image tout ce qu’il y a de plus inspirée, Martyrs s’impose grâce à l’impact viscéral de son scénario en constante mutation et aux performances absolument sidérantes de Morjana Alaoui et Mylène Jampanoï. La grande efficacité de cette expérience psychologique et sensorielle s’explique également par la manière extrêmement réfléchie dont le Français bâtit son intrigue de façon à la rendre toujours plus imprévisible et transcendante, allant jusqu’à ouvrir la porte à une forme de mysticisme dont les finalités se révéleront aussi grotesques que terrifiantes. À l’image d’un film comme The Exorcist - qu'il rejoint d’ailleurs à plusieurs égards, Martyrs aura su tirer son épingle du jeu en s’intéressant à des peurs et des questionnements qui stimuleront vraisemblablement toujours l’imaginaire collectif mondial. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant de voir le film de Pascal Laugier acquérir la même notoriété au fil du temps et soulever les passions comme avait pu le faire celui de William Friedkin il y a maintenant plus de trente-cinq ans.
Critique publiée le 30 janvier 2009.