Il est convenu, lorsque l’on traite des cinémas nationaux, de tracer un bref historique de la nation discutée. D’en revoir les grands chapitres, de contextualiser les événements du film et de les remettre en perspective à la lecture de l’actualité. Ces « cinémas nationaux » peuvent pourtant être catégorisés. En effet, pour le structuraliste convaincu, il apparaît qu’entre le « récit des origines », le « récit de l’apprentissage » et le « film engagé » se tiennent différentes manières de tracer un état du monde à partir de sa propre contrée. Les oeuvres qui se conforment à ces adages sont exportées, achetées par des distributeurs qui nous les refourguent ensuite via festivals, salles de répertoire et DVDs. Dans le cas contraire, le film reste chez lui, n’entre pas dans cette mécanique d’apprentissage qui est d’inviter l’étranger à sa culture, lui montrer comment on vit au coeur de la société québécoise moderne ou tchèque ou tchadienne - les stéréotypes, de la hutte à l’orignal, sont choses difficiles à démonter. Où la donne se complexifie (et là où l’on s’aperçoit que l’état du cinéma québécois n’est pas si critique que l’on « aimerait » le croire), c’est dans les cinémas dits du tiers monde.
La dernière oeuvre de Mahamat-Saleh Haroun correspond à ce cas de figure. Premier film tchadien présenté en compétition officielle au Festival de Cannes, premier film d’Afrique subsaharienne en compétition lors des treize dernières années,
Un homme qui crie raconte la jeunesse et la vieillesse d’une nation. Comment on y grandit, comment on y vieillit. Bref, ce que l’on voudrait savoir des gens qui y vivent la guerre depuis une vingtaine d’années. C’est un récit d’apprentissage, mais aussi un récit tournant autour de nombreuses finalités. D’un côté, Abdel, fils d’Adam (l'extraordinaire Youssouf Djaoro, acteur fétiche du cinéaste), travaille à la piscine de l’hôtel avec son père, ancien champion olympique de natation. Une investisseur chinoise dirige l’établissement et cherche à améliorer le rendement des quarts de travail. Elle déporte le vétéran comme portier de l’hôtel tandis que le fils prendra sa place. À travers leurs emplois, le Tchad se dessine, ces habitants se baignent, ses touristes en profitent, l’armée les guette et la géographie des lieux s’établit lentement dans notre imaginaire. En prise à des luttes internes contre les rebelles et des ressortissants libyens, le pays demande à ses citoyens de fournir des heures de travail et des enfants pour l’effort de guerre. Dépité par le coup de poignard donné par son fils de vingt ans s’emparant ainsi d’un poste « à responsabilité », le père se sépare du fils.
Un homme qui crie commence précisément ici, dès les premiers signes de la maturation du premier et de la vieillesse du second.
Cette séparation permet de tracer rapidement deux nouveaux quotidiens. Tandis qu’Adam, pour l’effort de guerre et pour sa vengeance égoïste, enverra son fils au combat, Abdel sort du cadre, cesse d’être filmé par la caméra le temps qu’il se battra - c’est une mesure de budget, car filmer la guerre coûte cher, mais surtout une manière de recentrer le sujet sur la séparation et le remord. Donc tandis que le fils quitte, le père reste et vit avec sa femme dans une petite maison servant à son tour de séparation entre l’intérieur et l’extérieur. Entre les plans lents et rapprochés de la maisonnée et les plans larges et nettement plus rapides exécutés dans la ville prise dans le tumulte de la révolte, c’est cette série de contraires qui permettent à Haroun de placer ses personnages à mi-chemin entre le quotidien et l’exceptionnel, entre les sentiments et la froide politique crée de l’inouï à partir de la plus simple opposition cinématographique possible : nuit et jour, travellings et plans fixes, plan-séquences et montage elliptique. Entre l’intérieur et l’extérieur, le cinéma d’Haroun prend un sens nouveau, propose la comparaison comme méthode. Lorsque son fils se fait embarquer, il est filmé de loin, caméra placé dans la maison du père : il fait désormais parti d’une autre réalité, une qui est politique, loin des anecdotes de la piscine et de la copine. On comprend. Pour le cinéaste, le discours passe par une façon de filmer différemment ce que tous filmerait dans une intense banalité.
Puisque le fils part pour le combat, Haroun doit alors réinitialiser son système d’« a contrario ». Une copine pour Abdel apparaît donc à mi-chemin de l’oeuvre et vivra aux côtés de ses beaux-parents en attendant le retour du fils. Femme qui chante, elle calme l’homme qui crie silencieusement, ce père accablé par le remord d’avoir laissé partir son fils. Elle ne chante pas en anglais, mais bien dans la langue de ses aïeux, représente cet espoir jeune alliant tradition et modernité, cherchant à lier l’intérieur à l’extérieur, le père ici et son fils là-bas. Ne parlant que très peu, elle est cependant celle qui poussera Adam à quitter la ville, à parcourir le désert, casque de plongeur sur la tête, à la recherche d’Abdel. Le cinéaste entremêle avec brio la politique et la quête du retour aux sources, la quête du saumon cherchant à remonter la rivière et qui sera emporté meurtri par elle dans un dernier plan où le père laissera partir au loin la dépouille de son fils sur le fleuve. Parti, il ne reviendra pas. Gobé par les obligations politiques et la violence d’un pays en crise, c’est en revenant chez lui qu’il meurt, secouru par son père des griffes de militaires fanatiques. Abdel laisse derrière lui une femme, un enfant qui naîtra bientôt et des parents peinés par le remord. « Tu es poussière et tu retourneras poussière » devient, pour un nageur, « Tu viens de l’eau et tu retourneras à l’eau » pendant que l’on saisit ce qui a pu pousser un père à vendre son fils (à l’armée), comme ce qui a pu pousser un fils à vendre son père (aux lois du commerce).
L’oeuvre d’Haroun trace en ce sens la dynamique de son Afrique, de son pays. Une façon de détecter ce qui l’a traumatisée, ce qui fait battre son coeur et à quel rythme celle-ci répond aux tensions internes de ses organes; le cas d’Adam et d’Abdel est le microcosme d’une certaine façon de vivre sous la pression de l’effort de guerre, de donner lorsque l’on est pauvre le seul bien qu’il peut nous rester : un fils. Là-dessous, pour unir le réel, se dissimule la structure lointaine, mais présente, du conte. Les moments d’onirisme, possibles ou non, n’ont d’autre utilité que d’ajouter à la décrépitude de la situation tchadienne; filmer des objets réutilisés, recyclés, d’un point de vue occidentalisé, donnera toujours l’impression d’un monde de l’« après ». Cet « après » s’inscrit dans, osons le dire, l’imaginaire que l’on se fait des nations - sans savoir exactement la situation tchadienne, toute la mise en scène ne pointe que vers la fin d’une ère et la peur de ne pas la voir se renouveler - nous faisant un état du monde d’un tour de force d’à peine 90 minutes.
« Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse », dit le poète Aimé Césaire et à ce sujet, l’oeuvre ne singe jamais, ne s’éparpille pas dans les luttes sanglantes et la création de pathos autour d’une figure ennemie. De ne pas spectaculariser son homme en ours est une autre façon d’en révéler la détresse. La cause n’en est pas simplifiée et l’homme ne criera jamais cet appel tant attendu. Le cri se retient, le torse se bombe et nous retenons notre souffle en attendant la crise. Qu’elle ne vienne jamais est ce qui qualifie la mise en scène du cinéaste de force tranquille, de force sage et qui, mine de rien, replace l’Afrique tout entière sous les projecteurs du cinéma mondial.
Critique publiée dans le cadre du Festival de films francophones Cinemania 2010