DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Copacabana (2010)
Marc Fitoussi

Pas de crises au Brésil

Par Guilhem Caillard
Réunir à l’écran une actrice d’envergure et sa fille peut paraître bien banal. Isabelle Huppert n’est pas la première, le cinéma français regorgeant d’initiatives semblables. Malgré le risque latent de mauvais film, la formule de Copacabana vise plus haut. Si Aime ton père (2001), qui réunissait Gérard Depardieu et son fils Guillaume, misait sur cette incongruité - très rare fut l’occasion de réconcilier les deux acteurs le temps d’un projet - le film de Marc Fitoussi sert un tout autre intérêt. Pour dire, le spectateur n’a pas besoin d’être au courant de l’anecdote. Fille d’Huppert dans la réalité, la jeune actrice Lolita Chammah l’est également à l’occasion d’un film, sans connexion véritable entre les deux.

L’anecdote, si elle en est vraiment une, c’est de voir Isabelle Huppert embrasser un rôle comique. Non pas qu’il s’agisse de la première fois - sa présence dans I Heart Huckabees de David O. Russel passait presque inaperçue parmi celle d’une pléiade de stars américaines. En 2004, Les soeurs fâchées d’Alexandra Leclère confrontait l’actrice à Catherine Frot dans une comédie traçant les retrouvailles de deux frangines que tout oppose. En femme glaciale, le personnage d’Huppert ne pouvait plus supporter celui de la folâtre Frot - à bien des égards, nous pouvions regretter que le rôle joué par la seconde ne fut inversé avec celui de la première. Fitoussi répond alors à cette attente : Copacabana met en scène une Isabelle Huppert joviale, drôle, parfaite en ex-soixante-huitarde baba cool. Le personnage qu’elle campe, Babou, est en conflit avec sa fille Esméralda, une étudiante prodige aux antipodes de sa mère extravagante qui n’a jamais su lui offrir de la stabilité. Stabilité que la jeune femme espère enfin trouver auprès de son compagnon et futur époux, un commercial sans prestance. Quand elle découvre que sa fille a trop honte d’elle pour l’inviter à son mariage, Babou décide de rentrer dans le droit chemin. Prête à tout pour regagner l’estime d’Esméralda, elle trouve du travail à Ostende, en Flandres, dans une entreprise de vente d’appartements en multipropriété.

La direction de Marc Fitoussi, que l’on connaissait jusque là pour La vie d’artiste, une comédie plutôt moyenne sur le monde du travail, est une valeur ajoutée en cela qu’elle invite Isabelle Huppert à laisser libre cours aux détails d’impulsion comique. Précisons : une séquence met en scène son personnage dans une bibliothèque municipale en compagnie de son vieil ami Patrice (Luis Rego), chômeur blasé; agissant comme si elle était seule, Babou la désinvolte parle à voix haute, dérange des étudiants plongés dans leurs bouquins, à tel point que l’une d’entre eux s’énerve et réclame le silence. Grossièrement maquillée, Huppert se retourne alors, affiche une moue accompagnée d’un geste inimitable et, sans s’excuser, fait remarquer que l’ambiance est des plus sérieuses, comme si se vouloir studieux valait bien la peine. Tout au long du film, l’actrice influe à son personnage ce genre d’intonations, de gestes légers, parfois gras, mais d’autant plus incongrus qu’ils émanent du corps fin et discret qu’on lui connaît (lorsqu’elle clame vouloir quitter la France pour le Brésil et fait un bras d’honneur en criant « cassos »).

Babou est donc une femme qui, désormais dans la quarantaine, a passé sa jeunesse à parcourir le monde sans jamais avoir d’attaches (professionnelles comme sentimentales). Son personnage ferait suite à la jeune fille bourgeoise interprétée par Huppert dans Les valseuses (1974) et qui, sur un coup de tête, fuyait son milieu familial étouffant pour suivre Miou-Miou, Depardieu et Patrick Deawere. Le film de Fitoussi la retrouverait quelques années plus tard, alors que sa frivolité est remise en question. Mais si dans Copacabana Babou n’est pas la seule à exprimer la décrépitude des illusions de jeunesse face à la réalité quotidienne, c’est bien sa désinvolture comme exemple de liberté qui lui permet de passer le cap du laisser-aller et de continuer à rêver. Marc Fitoussi reconnaît qu’« elle a sans doute essuyé des revers, mais ces revers n’ont aucunement flétri la fougue généreuse et altruiste avec laquelle elle embrasse l’existence : elle magnétise tous ceux qui n’ont pas complètement réfréné leur instinct de bonheur. » L’intérêt de Copacabana réside ainsi dans l’illustration de ce débordement. Babou déborde sur les autres, son dynamisme en relève certains, sa générosité va même jusqu’à colorer les rues des villes les plus tristes. Dès le générique d’ouverture, le titre fonctionne telle une antiphrase en se superposant aux rues désertes et aux toits des usines désaffectées de Tourcoing, l’ensemble agrémenté par de la musique brésilienne a priori inappropriée aux décors. Tout cela appartient à l’univers de Babou (passionnée par le Brésil) qu’elle cherche constamment à partager, quel que soit l’endroit, et ce, malgré les nombreux rejets qu’elle essuie. À Ostende, où les façades d’hôtels et le vieux Casino côtoient une Mer du Nord irréellement grise, Babou apporte de la couleur : les lumières fluorescentes du bowling où elle retrouve son amant, celles de la centrale électrique faisant face à la plage, sont autant de traces laissées sur son passage.

C’est dire qu’elle ne se veut pas rancunière (envers les coups montés et les fourberies de ses nouveaux collègues de travail, contre le système auquel ils appartiennent). Si elle se trompe sur la bonne foi des uns, elle ne leur en tient pas rigueur tandis que son optimisme cherche toujours à relancer ses échecs. C’est la valeur ajoutée du scénario de Marc Fitoussi : cette relance permanente, initiée par Babou et combinée à l’endurance d’Isabelle Huppert qui porte le spectateur avec toujours le sentiment que chaque scène tient son lot de situations inédites. Et c’est là tout l’intérêt d’une bonne comédie.

Et pourtant, sous ses airs de « feel good movie », le film de Marc Fitoussi brode un discours bien plus noir que celui sous-entendu par son affiche promotionnelle (qui le contredit en présentant Huppert et sa fille, bras dessus, bras dessous, comme si elles posaient pour Paris Match). Babou est une « fille de la crise », LA crise qui fait en ce moment rage partout dans le monde, mais qui, particulièrement dans la bouche des européens, est de tous les discours, autant chez les politiciens que dans les centres d’achats. Le jeu sur l’opposition mélancolique des décors (la morosité des plages d’Ostende vs. l’ambiance exaltée du Brésil et de Copacabana que nous ne verrons jamais) comme l’autodérision pratiquée par Babou attestent qu’au-delà d’un certain point, la crise est surtout l’affaire de ceux qui le veulent bien. Aussi naïf que cela puisse paraître, Babou apporte du lien social dans la difficile approche libérale de son nouvel environnement professionnel, preuve qu’il est encore possible de prendre ses distances. Chaque fois qu’elle tend la main à quelqu’un, elle finit par en subir les conséquences, mais sans ne jamais regretter, comme lorsqu’elle invite deux sans abris à loger dans un appartement dont elle est supposée assurer la vente. Si, dans l’illustration des conséquences essuyées par Babou, Marc Fitoussi cherche la caricature pour amuser, c’est pour être des plus féroces. Ne nous en déplaise, on rit beaucoup à la vue du pseudo chef d’entreprise qui embauche Babou ou de son non moins minable directeur au regard inspirant peu confiance. Chacun des mots qu’il prononce, à peine audibles, valent pour autant de motifs de résistance envers un milieu qui, sous couvert de professionnalisme et de respectabilité, n’a même pas confiance en ses valeurs (ici, une société néolibérale et ses virages clientélistes aussi absurdes que mal maîtrisés).

Si l’on sent bien que Marc Fitoussi prend plaisir à partager l’admiration qu’il éprouve envers son héroïne, il ne s’empêche pas de poser sur elle un regard ironique, comme l’indique par exemple le choix du prénom : « Babou ». Puisque nul n’est prophète en son royaume, ses idéaux n’en font pas pour autant une femme au-dessus de tout. Sans réelle préférence pour un des partis (grossièrement, les marginaux idéalistes et les conformistes), Copacabana cherche la juste mesure, insiste sur l’incohérence des frontières qui séparent les uns des autres tout en révélant leur nécessité, comme pour préserver le caractère encore possible et exceptionnel de la cohabitation. En somme, le film est l’occasion d’une comédie sans mièvreries qui se veut directe et fidèle à ses prétentions; c’est déjà beaucoup étant donné ce à quoi nous ont habitués les plus récentes productions françaises du genre.  


Critique publiée dans le cadre du Festival de films francophones Cinemania 2010
 

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Critique publiée le 3 novembre 2010.