Fin de cinéma
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Testament. Le dernier film. « No comment. » Ce sont les ultimes mots qu'adresse le maître à son auditoire, comme si sa dernière création pouvait s'en passer - alors que c'est bien entendu faux et qu'il le sait très bien. Godard, depuis toujours, est le plus punk des cinéastes : il aime la confrontation, fait ses films pamphlets en affichant un sain mépris de la belle technique et des conventions. Il est le dernier iconoclaste d'une modernité selon laquelle la forme consensuelle est l'ennemi à abattre. « La Liberté coûte cher, mais on ne l'achète pas avec l'or. » Cette phrase, il l'a dite et redite, de toutes les manières possibles, et tout son cinéma n'est qu'une extension de cette première fois où il introduisit le faux raccord dans le langage courant. C'était il y a cinquante ans déjà, avec À bout de souffle. Tout depuis n'est qu'extrapolation sur ce geste initial. Dans un certain sens. Car, d'autre part, Godard a consacré une bonne partie de sa carrière à inscrire cette rupture dans une Histoire - celle du cinéma qui est celle du monde, et vice-versa (chez lui ce sera toujours comme ça). Film socialisme constitue-t-il l'épilogue de cette aventure que furent les Histoire(s) du cinéma? C'est l'impression qu'il donne, à première vue. À première vue? Oui, car avec Godard on n'est jamais sûr. On cherche à capter au passage, à prendre ce que l'on peut de l'oeuvre tout en sachant que la totalité nous échappera toujours. C'est d'autant plus dur de bien la saisir qu'ici, plus que jamais, l'oeuvre se désintègre sous nos yeux. Décomposition. Mort. C'est comme si le cinéma lui-même s'effaçait à l'écran.
Aimant la méthode Godard, je ne peux qu'aimer ce Film socialisme. Je suis par contre bien conscient qu'il s'agit, en partie du moins, d'une appréciation basée sur un effet d'intimité parfaitement personnel. Qu'en poussant si loin sa façon de faire, le vieux bougre a embrassé l'hermétisme dont on l'a toujours accusé à tort ou à raison. « Votre comédie est inutile. Assez stop. » Proférant ces mots, car tout dans Godard est au fond dit par Godard, c'est comme si le cinéaste admettait qu'il était temps que cesse son petit jeu. Qu'il avait épuisé les ressources de l'espace cinématographique dont il fût l'architecte. Je sais que ma connaissance du personnage me permet de remplir les espaces laissés vides par sa mise en scène (l'expression, ici, a d'ailleurs perdu presque tout son sens), de créer un film là où parfois il n'y en a plus vraiment. Mais ça, Godard en est encore plus conscient que moi. Vous êtes les cinéastes, a-t-il répété toutes ces années, alors que le public, lui, n'espérait qu'une histoire déjà toute faite à se mettre sous la dent. Faire un film, ce n'est pas si dur. Allez faire votre propre cinéma, sinon c'est le cinéma lui-même qui mourra. Film socialisme, au-delà d'une bande son et d'une série d'images prédéterminées, contient aussi l'ensemble des réflexions qui naissent lors de la projection. Cinéma-dialogue. Inspiration. Voici un cinéaste qui, non content de nous inviter à réfléchir, nous donne l'espace pour le faire.
C'est en ce sens aussi que Film socialisme possède quelque chose de l'élégie, dégage une aura funèbre. Parce que le public ne suit plus, ou de moins en moins. Mort d'une autre utopie. Celle de ce cinéma qui serait un lieu de conversation, le point de rencontre entre une affirmation et une réponse. Au fond, c'est la méthode Godard qui s'épuise et perd de son attrait. Mais on ne peut s'empêcher de penser que le problème est plus profond, que la vacuité est enracinée à même la société filmée, décrite et exposée avec une terrifiante lucidité par la puissante séquence de la croisière, premier fragment de ce discours en trois parties. Une société du spectacle et des loisirs, une culture du tout inclus où le rituel religieux lui-même est une simple activité au menu, une option proposée au vacancier désinvolte pour meubler le temps. Ce paquebot est une machine où tout le monde bouge au rythme du bruit, plus besoin de danser, et de laquelle on a pris soin d'évincer définitivement les poètes. Se déroule dans ce rêve d'homme d'affaire une fausse intrigue d'espionnage, esquissée à l'aide de répliques mécaniques et de lieux communs dont Godard souligne par sa désinvolture la nature parfaitement éculée. Ce cinéma d'action est mort, tout autant que le sien - ce cinéma de réflexion qu'il est en train d'abattre sous nos yeux. Même l'art de la facilité se perd.
« Je peux filmer en attendant. Rien du tout. » Ce « rien du tout » est à double sens. C'est à la fois n'attendre rien du tout et ne filmer rien du tout. Pas même la mort, pas même le vide. « Pas parler de l'invisible le montrer. » Mais Godard, avec Film socialisme, montre de moins en moins. Au fond, son cinéma, c'est de la poésie et ça se lit parfois mieux que ça ne s'écoute. Ça prend du sens en mûrissant, mais le cinéaste, au contraire, préfère nous bombarder de phrases, d'idées, d'impressions. Voilà un peu le problème de ce film, et en même temps ce qui fascine en lui. Cette liberté totale, cette intelligence sauvage, jamais le cinéaste ne la compromet au profit de sa consommation simplifiée. Voilà en partie l'idée, avant même les idées. Ne répétons pas la citation de Marshall McLuhan qui s'applique ici. Selon Godard, il faudrait « surtout ne rien dire, montrer en premier, montrer du possible seulement. » Mais dans Film socialisme, c'est le texte qui détient une grande partie de la vérité alors que les images, elles, semblent de moins en moins coller aux phrases et perdent lentement de leur nécessité. Ce sont les mots qui résonnent toujours, une fois la projection terminée, comme des slogans s'accrochant tant bien que mal à de l'image : « aujourd'hui les salauds sont sincères. »
« On ne découvre qu'une fois la guerre, mais on découvre plusieurs fois la vie »; voilà une phrase qui brille comme une lueur d'espoir à la fin de cet essai sur l'apocalypse de notre temps. Film socialisme donne à voir le désespoir, mais ne déclare pas la fin de tout. Godard abandonne le cinéma. No comment. On ne sait plus trop à quoi il croit, mais on sent qu'il pense encore trop pour être simplement nihiliste. S'il arrête le film, ce n'est pas tant parce qu'il abandonne le monde que parce qu'il arrive au bout des possibles de sa forme. Plus rien à dire, ne plus rien dire. Tout simplement. Il a été plus inspiré, autrefois, a fait de meilleurs films sans contredit. Mais il serait malhonnête de l'abandonner ici alors qu'il nous a toujours parlé non pas de la pensée, mais de la mécanique de la pensée. C'est cette fascinante logique qui demeure, au-delà des répétitions qui font de ce film « un autre Godard », et qui justifie que l'on retourne vers le cinéaste non pas à la recherche de vérité, mais d'inspiration, non pas dans l'espoir d'une finalité, mais, bien au contraire, d'un début à même cette fin. Fin qui, à défaut d'autre chose, assume sans compromis un regard et une voix qui n'appartiennent qu'à leur auteur. On se doit d'admirer une telle intégrité, une telle ténacité. Des qualités rares, les seules qui importent sommes-nous tentés de dire.
Critique publiée le 21 avril 2011.