Ce n'est plus le temps d'aimer lorsqu'il faut mourir
Par
Laurence H. Collin
Je n’ai pas eu la chance de lire le roman Never Let Me Go de Kazuo Ishiguro, publié en 2005 et rapidement couvert d’éloges, d’une part un portrait dystopique de la Grande-Bretagne d’un XXème siècle réinventé, et de l’autre un récit portant sur les aléas du coeur. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’avoir le sentiment de l’avoir bel et bien lu suite au visionnement de la version cinématographique signée Alex Garland (scénariste ayant souvent collaboré avec Danny Boyle) et Mark Romanek (brillant réalisateur de vidéoclips dont les seuls longs métrages étaient jusqu’à maintenant le One Hour Photo en 2002 et le très méconnu Static en 1985). Sans trop forcer la note, disons tout simplement qu’il s’agit ici du type d’adaptations qui semble terrifié par l’idée d’être un film à part entière, préférant plutôt imposer un débit et une mise en images qui pourraient difficilement échapper au qualificatif « littéraire ». Considérant les thématiques exploitées, on ne peut toutefois nier que le traitement privilégié fait très bonne figure alors qu’une panoplie de cinéastes auraient volontiers opté pour une réalisation plus sensationnelle. Le tout s’avère si uniforme, si lisse - mais pourtant ô combien abouti dans sa vocation - que l’on pourrait à la limite qualifier Never Let Me Go de triomphe mineur quant à cette approche « less is more » du récit d’anticipation.
Mais avons-nous réellement affaire à un film de genre, ou bien à une romance intime sur fond de science-fiction fataliste? Le soin est laissé au spectateur d’en déterminer les proportions exactes, mais il serait impossible de ne pas rester pantois devant la prodigieuse retenue dont fait preuve Romanek jusque dans les moindres détails de sa mise en scène. De la mise en contexte minimale à l’absence quasi totale d’images explicites, les développements relatifs au fonctionnement de cette société décalée restent parcimonieux. S’amorçant sur un court texte annonçant l’avancée fulgurante de la science médicale au milieu des années cinquante, il nous est ensuite divulgué que l’espérance de vie moyenne a dorénavant franchi le cap des cent ans. Le premier tiers du récit, approximativement, sera donc consacré à l’enfance des trois figures élevées sous l’aile de l’institution Hailsham en 1978. La discrète Kathy (Izzy Meikle-Small) en pince donc pour Tommy (Charlie Rowe), cancre bagarreur et sans confident, mais l’attention de ce dernier est davantage sollicitée par Ruth (Ella Purnell), bonne amie de Kathy qui ne se gêne pas pour utiliser son éloquence précoce pour arriver à ses fins.
Il ne s’agit pas d’un revirement, ou même d’une surprise, lorsque l’on apprend que Hailsham est essentiellement un lieu d’élevage pour des êtres dont l’utilité première sera de donner leurs organes vitaux vers l’âge de trente ans. Ayant maintenant atteint leur maturité, il est à présent clair que Kathy, Tommy et Ruth (interprétés à l’âge adulte, respectivement, par Carey Mulligan, Andrew Garfield et Keira Knightley), se sont accoutumés à leur funeste destinée, puisque leurs sentiments amoureux semblent représenter une question plus pesante que celle de leur survie (les deux derniers formant désormais un couple depuis leur adolescence, au désarroi muet de Kathy). Alors que les années se succèderont, c’est-à-dire alors que le trio se rapprochera sans révolte de leur prédestination commune, l’interrogation suivante hantera presque inévitablement le spectateur : est-ce qu’une existence insouciante dans un monde imaginaire cruel peut sembler pire que la détresse face aux injustices du même monde? À observer Kathy, Tommy et Ruth s’enligner lentement vers l’abattoir sans la moindre tentative de mutinerie, la noble résistance du Winston Smith de 1984 (lui partageant, bien évidemment, notre conception de ce qui est éthiquement « mal ») pourrait nous apparaître comme moins dérangeante en comparaison. Mais dans Never Let Me Go, l’ultime issue - la fuite, la rébellion - est impensable. Quiconque a grandi à Hailsham ne peut faire autrement que de se livrer à la merci du bien collectif en faisant don de la seule chose leur appartenant vraiment : leur corps.
Le texte du film de Romanek, clairement axé sur une thématique d’apprivoisement de sa propre mortalité, laisse place avec une subtilité peu commune à des réflexions sur les manières de requérir le bienfondé de son existence avant d’atteindre le sommeil éternel - il n’est d’ailleurs pas un hasard que le mot « mort » ne soit jamais prononcé, laissant plutôt place au troublant euphémisme « completion ». Visible à travers de petits gestes que prennent nos protagonistes alors qu’arrive à grand pas la fin de leur parcours (Kathy offrant volontairement de prendre soin de ses comparses mourants dans plusieurs hôpitaux, Ruth avouant ouvertement les fautes de son passé, etc.), cette volonté particulière de donner un sens positif à son passage dans ce monde lègue aux personnages imparfaits de Never Let Me Go une aura poignante. Que ceux-ci agissent par abnégation, ignorance ou jalousie, le scénario rend manifeste le fait que leurs intentions et désirs sont pratiquement identiques, et que ces derniers en sont bien conscients.
Il est donc plutôt curieux de voir la sobriété dûment plaidée par le tandem Romanek-Garland coincer l’émotion dans quelques scènes clés de l’ensemble. Le traitement d’équité réservé aux personnages centraux rend même les moyens déployés par l’insoucieuse et manipulatrice Ruth difficiles à considérer comme vraiment « répréhensibles » à l’écran. En outre, cette habitude tenace du réalisateur à minimiser le mouvement dans chacune de ses compositions a tendance à rendre trop statiques des instants qui auraient pu bénéficier d’une plus grande emprise sur le spectateur. Finalement, la musique conduite par Rachel Portman, bien qu’occasionnellement belle à en donner des frissons, prévaut parfois assez maladroitement sur des séquences campées dans un grand calme spirituel.
Ce ne sont que quelques-unes des petites maladresses, la plupart au plan formel, qui rendront difficile pour certains de s’investir dans le sort de Kathy, Tommy et Ruth. Esquissés en demi-teintes, mais intentionnellement modérés en actes et en paroles, ceux-ci sont personnifiés par trois jeunes acteurs britanniques que plusieurs considèrent déjà comme parmi les plus forts de leur génération. Courageuse affirmation que voilà, mais il serait en effet difficile de nier la richesse de leur contribution au projet, à commencer par Mulligan, qui maîtrise son non-dit de façon tout bonnement sidérante. Il aurait été facile pour une autre comédienne de s’approprier Kathy sous un angle de victime ou d’héroïne tragique, mais les sentiments ambigus rendus par Mulligan, dont l’espace de jeu est extrêmement bien mis en valeur, permettent au spectateur de formuler leurs propres opinions quant à son rapport au triste monde l’entourant. Quant à Garfield, hautement complimenté par la chimie naturelle qu’il entretient avec cette dernière, celui-ci s’avère tout à fait convaincant sous les traits de celui qui pourrait être le plus crédule des trois amis. Finalement, Knightley trouve ici un rôle qui exploite à merveille les attributs que certains lui auront reprochés par le passé, soit une certaine froideur sculpturale et une foule de maniérismes irritants. Elle subtilise d’ailleurs tout le dernier acte du film en accordant visiblement la réévaluation que subit Ruth à l’intensité de son jeu, révélant de nouvelles facettes de son talent au cours d’une scène se déroulant dans un corridor d’hôpital où elle et Mulligan brillent de tous leurs feux sans même donner l’impression de vouloir en faire autant. À l’image du film dans lequel cette excellente distribution (enfants et adultes compris) se retrouve, la finesse l’emporte haut la main sur l’émotivité. Que ses mesures narratives satisfassent le spectateur ou non, Never Let Me Go demeure une expérience admirablement réflexive, voire pénétrante. Si le cachet intimiste et la conclusion en decrescendo paraissent neutraliser momentanément l’impact général de l’entreprise, il y a fort à parier que les pensées bouleversantes qu’elle inspirera par la suite sauront faire pardonner tous ses faux pas mineurs même aux plus sceptiques.
Critique publiée le 11 octobre 2010.