DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Social Network, The (2010)
David Fincher

« How does it feel to be one of the beautiful people? »

Par Jean-François Vandeuren
Ils furent assurément nombreux à lever les yeux vers le ciel lorsqu’il fut annoncé il y a un peu plus d’un an que la Columbia Pictures distribuerait un film portant sur le réseau social Facebook. Et nous ne pouvons pas vraiment les blâmer étant donnés les moyens souvent dérisoires pris par Hollywood ces dernières années pour capitaliser de façon outrancière sur n’importe quel phénomène populaire - actuel ou passé. Mais la donne - tout comme les attentes - aura passablement changé lorsqu’il fut annoncé par la suite que ce seraient nuls autres que David Fincher (Se7en, Fight Club, pour ne nommer que les plus évidents) et le créateur de la série télévisée The West Wing Aaron Sorkin qui s’occuperaient d’adapter le livre The Accidental Billionaires de Ben Mezerich pour le grand écran. Car au-delà du site Internet que visitent des centaines de millions d’adeptes plusieurs fois par jour, l’histoire de la création de Facebook était en soi suffisamment substantielle et riche en rebondissements pour mener à un scénario digne de ce nom. La bonne nouvelle, c’est que Sorkin aura trouvé une manière particulièrement ingénieuse de la raconter, et Fincher une façon tout aussi éblouissante de la mettre en scène. Il faut dire que depuis ses débuts, David Fincher a toujours su s’imposer comme un réalisateur ne faisant jamais les choses à moitié et n’ayant pas l’habitude de prendre la barre de projets n’ayant aucun avenir à long terme. Et The Social Network ne fait aucunement exception à la règle alors que l’Américain nous propose de nouveau une oeuvre témoignant de l’attention extrême qu’il accorde à chacune des facettes de ses diverses réalisations. De sorte que le récit cinématographique des années au cours desquelles Mark Zuckerberg (Jesse Eisenberg) et son meilleur ami Eduardo Saverin (Andrew Garfield) auront mis sur pied la célèbre plateforme web se révèle une fable ambitieuse sur le pouvoir, l’argent, l’orgueil et, bien évidemment, les relations interpersonnelles.

La première séquence de The Social Network prépare en soi admirablement le terrain pour la suite des hostilités - probablement la scène la plus longue du film, celle-ci est parfaitement ponctuée par des dialogues mordants et un découpage technique on ne peut plus rythmé. Nous retrouvons alors Zuckerberg en compagnie de sa fréquentation de l’époque (Rooney Mara) dans un pub non loin du campus de l’université Harvard. La soirée prendra une tournure pour le moins désagréable alors que le futur milliardaire adoptera une attitude de plus en plus condescendante envers sa compagne, laquelle l’abandonnera quelques instants plus tard après avoir lancé une dernière réplique assassine. Cette histoire poussera l’étudiant en informatique à utiliser ce qu’il connaît le mieux pour se venger : Internet. Dans la foulée, Zuckerberg aura également l’idée de créer un site ayant pour but de comparer le joli minois de toutes les universitaires de la région de Boston. L’exercice connaîtra un succès fulgurant dès la première heure de son existence et mettra son créateur dans de beaux draps face à la direction de l’institution, mais attirera également l’attention de Divya Narendra (Max Minghella) et des jumeaux Winklevoss (Armie Hammer), qui engageront ses services afin de créer un réseau social pour les étudiants de Harvard. Inspiré par cette idée, Zuckerberg commencera à travailler sans relâche sur sa propre vision avec le support financier d’Eduardo Saverin, lequel deviendra ultimement « The Facebook ». La réussite phénoménale de l’entreprise permettra ensuite aux deux complices d’implanter progressivement leur réseau sur les autres campus du pays. Le duo sera plus tard approché par le cofondateur de Napster Sean Parker (Justin Timberlake), qui verra en Facebook un potentiel commercial immense. Mais les choses se gâteront inévitablement pour Zuckerberg, qui se retrouvera au centre de deux poursuites judiciaires alors que le clan Winklevoss l’accusera d’avoir volé son idée et que Saverin cherchera à récupérer sa part du butin après qu’il ait été injustement écarté du projet.

Il est tout de même assez ironique qu’un individu semblant aussi antipathique soit responsable de la plus importante révolution sociale de la présente génération. Il faut dire que The Social Network, sous ses attributs de simple « success story » parsemé d’embuches, carbure presque exclusivement à l’ironie et au cynisme. Une approche que Fincher gère évidemment d’une main de maître, orchestrant sa mise en scène avec toute l’élégance qu’on lui connaît, mais dont les nuances n’apparaissent pas tant ici au niveau de l’image plus que dans l’atmosphère qui en émane et dans la façon extrêmement minutieuse dont sont traités les enjeux et le caractère des différents personnages. Le cinéaste laisse ainsi patiemment mûrir les nombreuses pistes narratives de son film avant de les faire imploser une à une au moment où la tension atteindra son paroxysme. The Social Network affiche d’ailleurs clairement ses couleurs dès son sublime générique d’ouverture. La photographie glauque et lugubre de Jeff Cronenweth (collaborateur de longue date du réalisateur américain) esquisse délicatement le trajet de Zuckerberg alors que ce dernier retourne à son dortoir, laissant planer une ambiance à la fois sinistre et sereine à laquelle se colle parfaitement la musique de Trent Reznor et Atticus Ross. Et comme à l’habitude chez Fincher, le montage joue un rôle primordial dans la réussite dramatique de l’essai, et ici peut-être plus que jamais. Au-delà d’une rythmique réglée au quart de tour réussissant à évacuer tous temps morts, et ce, malgré un étalement d’éléments souvent très complexes, ce qui retient surtout l’attention dans ce cas-ci, c’est cette brillante opposition entre les différentes versions des faits émergeant de cette alternance entre la genèse de Facebook et le déroulement des deux poursuites que doit gérer Mark Zuckerberg. Trois fronts s’alimentant continuellement les uns les autres au coeur d’une recherche incessante d’un motif, d’un raisonnement, d’une vérité, ou du moins de ce qui s’en approche le plus.

En fait une telle quête aura surtout pour but de comprendre le fonctionnement du cerveau de Mark Zuckerberg, à savoir ce qui régit sa façon d’agir et de prendre des décisions. Mais tout comme la représentation « physique » de Facebook ne devient en aucun cas l’enjeu principal du récit, Fincher et Sorkin ne proposent jamais de réponses claires aux nombreuses interrogations que soulève le présent exercice. Tout comme dans l’excellent Zodiac de 2007, ce qui intéresse avant tout Fincher, c’est le parcours de personnages se retrouvant dans une situation extraordinaire et, surtout, la façon dont celle-ci finira inévitablement par changer le cours de leur existence et les transformer en tant qu’individus - pour le meilleur et pour le pire. La somme de toutes ces caractéristiques finit ainsi par faire de The Social Network un très proche cousin du monumental Citizen Kane d’Orson Welles. De par son portrait de l’ascension d’un homme au cours de laquelle le spectateur sera de nouveau appelé à jouer les détectives, mais aussi par la façon dont Zuckerberg sera lui aussi tourmenté par son propre « Rosebud ». Une idée qui sera d’ailleurs superbement illustrée lors d’une séquence finale absolument jouissive vibrant au rythme de la pièce (on ne peut plus de circonstances) « Baby You’re a Rich Man » des Beatles. Dans le rôle principal, Jesse Eisenberg livre une performance impeccable, exprimant avec justesse le caractère à la fois fragile et arrogant du milliardaire en devenir. L’acteur est épaulé par une distribution tout aussi étincelante au coeur de laquelle s’imposent particulièrement Andrew Garfield et Justin Timberlake. The Social Network nous arrive ainsi au moment le plus opportun alors que le personnage et son réseau n’auront jamais été aussi influents. Mais c’est surtout l’extrême rigueur dont font preuve Fincher et Sorkin qui en font plus qu’un film important sur un phénomène actuel, lui qui s’impose déjà comme une oeuvre majeure d’une décennie qui ne fait pourtant que commencer.
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Critique publiée le 1er octobre 2010.