En Août 2008, les regards du monde entier étaient tournés vers la Chine qui, pour la première fois de son histoire, avait été choisie par le CIO pour être le pays hôte des toujours très convoités Jeux Olympiques d’été. Une édition qui aura d’ailleurs été le théâtre d’une multitude d’exploits sportifs - on pense, entre autres, aux performances exceptionnelles du coureur jamaïcain Usain Bolt et du nageur américain Michael Phelps - alors qu’un nombre pour le moins ahurissant de records mondiaux auront été fracassés. Malheureusement, l’événement ne se sera pas déroulé sans qu’une série de scandales ne viennent assombrir un bilan qui, au premier abord, semblait pourtant exemplaire. On pense à la pollution ambiante qui aura nui au rendement de plusieurs athlètes, aux journalistes locaux à qui l’on interdit de divulguer certains détails peu reluisants entourant l’organisation des jeux, ou encore au grandiose spectacle d’ouverture dont la démesure aura pu être amplifiée grâce aux nombreuses percées dans le domaine des technologies numériques. Il y eut aussi le cas de ces jeunes gymnastes chinoises que l’on soupçonna fortement de ne pas avoir l’âge requis pour participer aux olympiades. D’ailleurs, qu’en est-il de ces sportifs qui, à tous les quatre ans, contribuent à faire rayonner le drapeau rouge et jaune sur la scène internationale? C’est de ceux-ci que The Red Race, second documentaire du cinéaste chinois Chao Gan, tente de dresser le portrait en suivant un groupe d’athlètes âgés de six ans dont les entraîneurs cherchent déjà à faire des champions mondiaux. Le réalisateur s’immisce ainsi dans ce milieu pour dévoiler une réalité parfois horrifiante alors que tous les coups semblent permis pour s’assurer que l’un de ces bambins remporte un jour l’une de ces précieuses médailles.
En cette ère où la compétition, et ce, à tous les niveaux, semble de moins en moins saine et de plus en plus féroce, le film de Chao Gan apparaît, certes, au départ comme un document d’une grande importance auquel nous devrions, par conséquent, porter une attention particulière. Mais s’attaquer à un problème aussi délicat comporte également certains risques alors qu’il n’est pas rare de voir le potentiel d’un sujet s’estomper peu à peu au profit de préoccupations d’ordre essentiellement spectaculaire. La ligne séparant ces deux extrêmes - entre la réponse intellectuelle et celle purement émotionnelle - est évidemment très mince, et l’une sur laquelle le cinéaste chinois déambule d’autant plus sans jamais être en parfait équilibre. Ce dernier accompagne ainsi ses sujets dans leur quotidien tandis que l’on tente déjà de leur inculquer l’importance du travail et de faire honneur à sa patrie devant les nations étrangères. Le réalisateur se retrouvera également dans une position pour le moins privilégiée alors qu’il aura la chance de s’aventurer dans les coulisses d’une nouvelle institution, laquelle se devra évidemment de faire rapidement ses preuves si elle désire rester opérationnelle. Il ressortira de cette initiative une véritable course contre la montre qui, pour sa part, sera alimentée par une intolérance de plus en plus punitive face à l’échec. Des larmes seront d’ailleurs fréquemment visibles sur le visage des jeunes athlètes, lesquelles ne feront toutefois qu’accentuer le comportement déjà passablement agressif des instructeurs. Agissant à titre de simple observateur, Chao Gan réussira à extirper une puissance dramatique inouïe de plusieurs de ses images en révélant au grand jour les gestes hautement répréhensibles commis par ces entraineurs à l’endroit de leurs élèves - on pense, notamment, à cette monitrice qui fera violemment trébucher une gymnaste incapable d’exécuter un certain mouvement correctement.
La pertinence de The Red Race se trouve d’ailleurs dans cette façon très détachée, mais néanmoins inéluctable, dont Chao Gan expose son public à cette réalité évidemment tout ce qu’il y a de plus troublante. Mais bien qu’une telle distanciation soit ici absolument nécessaire, cette volonté de ne jamais s’introduire dans le vif du sujet n’a malheureusement pas que des effets positifs. Le réalisateur arrive bien à illustrer toute la souffrance physique et psychologique avec laquelle ces gymnastes doivent apprendre à composer - notamment dans cette séquence bouleversante où deux fillettes à bout de nerfs tentent tant bien que mal de rester suspendues à une barre asymétrique - pour placer le spectateur dans une position de plus en plus inconfortable. Il faut dire que le problème ne réside pas tant ici dans la nature de cette esthétique froide et aseptisée, dont le recours constant aux plans fixes s’avère même fort judicieux, plus que dans la manière dont celle-ci semble littéralement empêcher son maître d’oeuvre d’aller au bout de certaines pistes narratives. Le cinéaste aurait d’ailleurs gagné à s’aventurer davantage à l’extérieur du gymnase pour situer la dureté de son microcosme dans un cadre social un peu plus significatif, et surtout mieux défini. En particulier au coeur d’une Chine dans laquelle les parents ne sont plus toujours en mesure d’élever eux-mêmes leurs enfants, tandis que ceux-ci doivent supporter dès leur jeune âge tout le poids de l’avenir familial sur leurs frêles épaules. S’il s’agit là d’une situation dont le réalisateur est visiblement conscient, The Red Race ne se contente malgré tout que de gratter la surface de ce problème tout de même assez inquiétant alors que la durée déjà extrêmement limitée de l’essai laisse paraître en soi un désir de simplement choquer le spectateur plutôt que de lui offrir un portrait un peu plus approfondi des enjeux abordés.
Il serait évidemment un peu ridicule d’étiqueter automatiquement le film de Chao Gan comme un document superflu ou même dépourvu de tout intérêt - ou, à l’opposé, de l’encenser pour un acte de bravoure qu’il n’accomplit finalement qu’à moitié. Car, après tout, The Red Race demeure une oeuvre suffisamment habile pour capter - et surtout conserver - l'attention de son public du début à la fin, et assez consistante pour lui faire prendre connaissance de la gravité de cette situation pour laquelle il ne semble malheureusement exister aucune solution concrète à l’heure actuelle. À cet effet, nous pourrions, certes, affirmer que le présent effort atteint bel et bien son objectif. Mais en ne cherchant à susciter qu’une réponse essentiellement émotive chez le spectateur, le travail de sensibilisation effectué par le réalisateur chinois finit par détourner le regard de ce dernier de plusieurs questions fondamentales. Que le tout soit dû à un manque de volonté, de moyens ou de latitude, The Red Race ressort malgré tout comme un film aux intentions assurément nobles, mais dont le plaidoyer s’avère tout simplement incomplet, et parfois même erroné. Une chose est sûre néanmoins : Chao Gan sait où braquer sa caméra pour produire un maximum d’effets dramatiques et comment amplifier ceux-ci par l’entremise d’une approche esthétique pourtant tout ce qu’il y a de plus épurée. Ce dernier nous offre en bout de ligne un reportage sensible, mais peu objectif, sur la vie de ces jeunes gymnastes pour qui le sport n’aura pas pris tant des allures d’un jeu plus que celles d’une véritable affaire d’état. Le drame dans ce cas-ci, c’est que seulement une infime partie de ces athlètes est véritablement destinée à monter un jour sur l’une des marches du podium. Pour les autres, tout ce traitement n’aura été qu’une dure épreuve à traverser, laquelle pourrait toutefois s’avérer lourde de conséquences…