Le jeu du je
Par
Mathieu Li-Goyette
Dans un certain éditorial que vous pouvez lire pas très loin d’ici, nous évoquions récemment l’arrivée de la troisième dimension, au cinéma, comme l’occasion d’une nouvelle forme de participation du spectateur au sein de l’image. Projeté vers celle-ci ou celle-ci projetée vers lui, il en allait, au fond, d’un effet de perspective, un jeu de perception, d’immersion. Bref, un jeu d’optiques. À l’autre extrémité de l’intérêt des technocrates (car ils stimulent principalement la technologie dans un but de dépassement et d’esthétisme), les médias et leur fabrication du consentement - Chomsky, toujours là - sont plus vicieux. Issue d’une pluralité de facteurs et de décisions de la part des médias de masse, elle n’est pas, et c’est connu, la création d’un complot où d’un conglomérat de vilains nababs.
D’hommes aux masques noirs et d’assassins il n’y a pas dans les grandes chaînes de la télévision, seulement une demande (le public) et un donneur (la télévision), seulement une compétition toujours ascendante entre « ce que l’on doit montrer » et « ce que l’on peut montrer ». Et si de telles allégations, tout comme les accusations perpétuelles lancées à la téléréalité, prennent à présent autant d’espace que les programmes eux-mêmes, c’est parce que le XXème siècle a inventé la paranoïa comme argument même de la vente. En regardant Loft Story, le moindre des instruits sait qu’il participe à une « machine » (laquelle, ça c’est une autre histoire) et qu’il est un « coupable ». Une fois l’émission commencée, ce sont les rires nerveux, les échanges avec son voisin de sofa qui sauvent le rituel de sa parfaite bêtise et, comble du spectateur heureux, nous révèlent plus intelligent que l’émission elle-même. Oui, il fait bon de se sentir instruit. Il demeure que ces émissions sont écoutées. Le cerveau a ses raisons dira-t-on.
Convaincus de savoir départager la bonne et la mauvaise télé, nous nous sommes engouffrés aujourd’hui dans le plaisir truqué de la souffrance des gens. Non pas une « caméra surprise », mais bien ces émissions mettant en vedette des gens laissés à eux-mêmes, persuadés qu’ils retireront de la torture (de leur corps ou de celui d’un autre) la prime qui leur permettra de prendre des vacances. Arène de gladiateurs sans frontières, la nouvelle façon de faire jouer le public, puis de filmer le studio (les raccords sur les spectateurs applaudissant, les inserts sur les efforts des joueurs, zoom-in sur la belle animatrice) dicte une nouvelle manière de percevoir la télévision non pas comme un communicateur d’informations (qu’elle n’a jamais été), mais bien comme un témoin de l’idiotie humaine. À contempler cette stupidité, on se dit que l’on ne subirait jamais les mêmes supplices, que l’on n’irait jamais « jusque-là ».
En ce sens, le pari de Christophe Nick (scénariste, producteur et initiateur du présent projet) est remporté. Lui et son équipe de documentaristes (Bornot, Amado et Blanc) ont suivi l’expérience menée par un commando d’universitaires, d’experts en psychologie sociale et en sciences de la communication. Sous nos yeux, ils conçoivent, rassemblent et tournent un jeu télévisé fictif, « La Zone Xtrême », où un cobaye devra mémoriser une série de mots avant d’être interrogé, en public, en direct, par un autre participant responsable de lui administrer des décharges électriques toujours plus fortes au fil de ses mauvaises réponses. La récompense : un million d’euros. Le dispositif : une chambre close où est enfermé l’interrogé à la merci des chocs Autour de ce jeu de laboratoire, un public sélectionné au hasard, non complice des scientifiques et une animatrice, complice et représentante de la « loi ».
L’expérience, vieille de 1960, avait été exécutée par un dénommé Stanley Milgram, l’un des psychologues les plus importants du siècle dernier, à l’Université Yale. Pour quatre dollars, on prenait une heure de votre temps dans l’expérience mettant en vedette l’élève, l’enseignant et l’expérimentateur (Milgram lui-même, ici l’animatrice). La soumission à l’autorité jusqu’à la mort de l’élève par une décharge administrée de 450v était atteinte plus de 60% du temps. Dans Le jeu de la mort, les chiffres dépassent le 80% de la quarantaine de cobayes scrutés et encouragés à l’électrocution par plus de 2000 figurants non-complices qui, pendant une semaine, ont circulé sur le plateau dans le rôle des spectateurs. Les ordres « veuillez continuer s’il vous plaît », puis « le jeu exige que vous continuez », « ce sont les règles du jeu » et le très efficace « les producteurs de l’émission prennent toutes les responsabilités, continuez » où l’enseignant, par son degré zéro de responsabilité, devient un instrument d’un pouvoir qui le dépasse et contre qui il est littéralement payé pour ne pas s’opposer fait craqué la grande majorité des participants. Ultime ressort des scientifiques? Les encouragements de la foule.
Sur les traces de I comme Icare (Henri Verneuil, 1979) et de Das Experiment (Oliver Hirschbiegel, 2001), Le jeu de la mort se veut une troublante remise à neuf à l’ère de la télé d’une expérience qui, de son temps, avait été jusqu’à excuser les crimes contre l’humanité de nombreux subordonnés aux régimes totalitaires. Attaque virulente contre la téléréalité, le film est, contrairement aux deux précédents produits de fiction, une oeuvre documentaire usant de divers types de mise en scène. D’abord, celle du complot - avec des clair obscurs, des plans statiques, une grande maison où s’affaire la nuit une armée de scientifiques - s’oppose à l’esthétique du jeu télévisé (réalisée non pas par les documentaristes, mais bien par une équipe de télévision) où split-screens séparent le jeu des observateurs prenant des notes, où les détails d’hommes et de femmes grimaçant à la décharge de leur confrère prend un sens tout à fait sadique. Or, si Le jeu de la mort n’est pas un objet dénué d’intérêt plastique et si son importance dans le paysage télévisuel des dernières années n’est pas à contester, ce goût journalistique du scoop - montrer l’être humain dans sa « déchéance » à des fins de dénonciation - est peut-être pire que la téléréalité elle-même. Je m’explique.
Christophe Nick et son équipe ne posent aucun jugement de valeur à l’égard de leurs souris de laboratoire. Puisqu’il en est ainsi, excusent-ils leurs gestes? Ce qui n’est jamais mentionné, et c’est un fait aussi connu que l’expérience de Milgram elle-même, c’est que les tests subséquents conduits en Europe et en Amérique ont eu des résultats avoisinant les 80%. Aussi, que la dernière donnée, celle du public hurlant à tous vents autour de cette arène du supplice, fausse considérablement les comparaisons chocs entre Milgram et l’émission fictive conduite par l’oeuvre. Les cinéastes diront qu’ils ont tenté de simuler le jeu. Je répondrai qu’ils ont créé ce jeu et que ces scientifiques cachés dans l’ombre sont aussi légitimes qu’ils dramatisent un fait scientifique pour le rendre bancable.
En reproduisant ce dispositif de téléréalité où les gens sont à l’affut d’être filmés, mais où l’on jugera de leur personne par leurs actes (ont-ils ou n’ont-ils pas électrocuté), n’arrive-t-on pas, plutôt banalement, à une téléréalité dans une téléréalité? Une mise en abyme du mal combattu se dévorant lui-même par sa propre rage envers la manipulation du public? Est-ce véritablement un mal nécessaire que cette expérience des plus coûteuses (car un escadron de chercheurs et doctorants n’est pas une milice bénévole)? On regarde des documentaristes se jouer d’individus pour nous prouver que ce que l’image permet, ce qu’elle inculque, et les pouvoirs qu’elle a sur l’humain subordonné à ses ondes est mal. Aux recettes rapportées par les cinéastes et leur bande, il est légitime de questionner l’essence même d’un projet allant à l’encontre de son discours. C’est, d’une certaine manière, décider ou non si l’on regarde la télévision, décider si, oui ou non, l’on tombera sous le charme de ces images et du message, aussi positif ou éducatif soit-il, sans jamais se poser la question, l’articuler autour du « je » et non du « jeu ». « Jeu » qu’est Le jeu de la mort, « je » qu’est cette déontologie que le documentaire ne mentionne pas; s’il le faisait, possible que nous apprendrions nous-mêmes à nous défendre et que, de ce fait, c’est de son emprise même que nous nous échapperions.
Critique publiée le 24 septembre 2010.