DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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American, The (2010)
Anton Corbijn

Le goût de la discrétion

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Par excès de rigueur ascétique ou par désir d'affirmer son professionnalisme supérieur, la critique « sérieuse » s'abstient souvent de traiter du jeu des acteurs - laissant cette appréciation soi-disant superficielle du septième art à la critique « populaire » qui, pour sa part, se fera un plaisir d'en faire l'essence même de son discours. Mais soyons net, franc et on ne peut plus direct : un film commence avec une longueur d'avance lorsqu'il met en vedette George Clooney, véritable Cary Grant de l'Hollywood contemporain selon Steven Soderbergh. Prenez un plan commun, par exemple celui d'un homme qui conduit une voiture et que l'on verrait de profil. La route défile en arrière-plan, et le type a les mains sur le volant. Placez Clooney dans le même plan : l'horizon, même relégué au hors-champ, devient alors un avenir incertain vers lequel notre homme se dirige avec une implacable conviction. Je ne veux pas dire par là que le succès de The American repose uniquement sur le flegme prédéterminé de son acteur principal, ou que le cinéaste d'origine hollandaise Anton Corbijn n'y est pour rien dans la réussite de son second long métrage. J'affirme tout simplement que le bon homme, pour le bon boulot, donne de bons résultats; et que Clooney est parfait pour ce rôle. Il a la gueule de l'emploi, le charisme de circonstance.

The American est un film presque muet qui, comme les meilleurs Melville desquels il a visiblement beaucoup appris, génère sa tension à partir de l'image et de la sensation plutôt qu'au gré de sa narration. À cet égard, le fait que le scénario soit ici si fragmentaire, si allusif, constitue à la limite une préoccupation totalement secondaire pour quiconque se laissant réellement séduire par sa logique interne. Clooney incarne un tueur, dont le nom est ou non Edward, Jack ou peu importe, qui est forcé de se réfugier dans une petite ville italienne après avoir été victime d'un attentat en Suède. Le scénario ne s'encombre pas de cette psychologie à rabais dont on gonfle fréquemment les personnages de thriller dans l'espoir de leur donner une quelconque épaisseur : notre tueur est un homme discret, au professionnalisme impeccable. Sa profondeur est celle du vortex, de l'abîme rongeant la lumière; c'est la carapace d'un homme qui doit être constamment sur ses gardes, dont la survie même repose sur la méfiance. Son patron n'a qu'un conseil pour lui : « Don't make any friends. » Puis, un regret : « You used to know this. »

Une telle routine ne peut qu'entraîner l'épuisement, et c'est à ce point précis dans sa déroute que l'on rejoint notre Américain - alors qu'il prend part à un dernier coup qui devrait être facile, pour lequel il n'a même pas à appuyer lui-même sur la détente. Cette préparation nous est relatée dans le moindre détail, la mise en scène de Corbijn faisant preuve d'une lente minutie qui établit tant une atmosphère qu'un tempérament. Le style très léché, très calculé, de ce cinéaste qui pense visiblement en images cadre parfaitement avec l'esprit du personnage. Ce qui ailleurs pourrait être du maniérisme tient ici de l'acuité, comme si cette conception très ordonnée du cinéma répondait à une vision totalement raisonnée du réel. The American est filmé de la même manière que pense son protagoniste principal, c'est-à-dire trop rigoureusement, trop méthodiquement; mais le doute s'est immiscé dans le système, l'habitude s'est transformée en lassitude et la solitude s'est emparée de cette machine. Sous l'apparente tranquillité se cache une intériorité troublée.

Le sexe, dans The American, a par conséquent quelque chose de désespéré dans son exécution. Comme si, par cet instant de désarmement, cette mise à nu s'opposant au repli sur soi qui caractérise son existence, notre samouraï cherchait à redevenir l'humain dont il a tout fait pour s'éloigner. Aimer, pour lui, c'est mourir un peu; mais c'est uniquement par cette mort qu'il peut espérer échapper à l'isolement qui lui permet de vivre et l'étouffe simultanément. Motif classique, certes, éculé, mais pourtant incontournable : c'est chez une prostituée qu'il trouve une sorte d'âme soeur, une autre individualité dont le système émotif repose sur la distanciation et le contrôle. Ils fonctionnent ainsi, par prudence, mais aspirent à autre chose, parce qu'ils sont humains. Tant et si bien que ce cousin esthétique évident du fascinant Limits of Control de Jarmusch développe, par l'entremise de cette blessure ouverte par un jeu de séduction inespéré, un discours rappelant plutôt Le tueur de Cédric Anger. Avec un sens de l'élégance décuplé, un parfait équilibre entre l'opacité et l'intelligibilité, entre la contemplation et l'efficacité.

Le mystère, dans le cas présent, ne s'affirme pas dans le déploiement de l'intrigue schématique ou le déchiffrement des émotions, somme toute simples. Le mystère est plutôt celui du comment de la réconciliation, entre ces individus et l'univers, entre ces corps fragiles et les paysages imposants que Corbijn filme avec un calme mélange d'angoisse et d'admiration. L'issue religieuse est victime de sa propre facilité face à ce monde où le bien et le mal se sont depuis trop longtemps entremêlés, où la morale classique semble incapable de cartographier l'étendue des contradictions humaines. Ne reste plus que la triste beauté de ce dernier plan, profond soupir poussé au bout d'une trop longue période de tension, pour répondre par d'autres questions à l'énigme que pose continuellement la vie elle-même. Celle-là, le thriller américain avait depuis longtemps oublié de la réintégrer à ses rouages, comme si le cinéma de genre n'avait plus avec elle qu'un lien ténu. Mais Corbijn s'assure qu'elle surgisse entre chaque souffle retenu, comme une substance à laquelle s'agrippent tant bien que mal les êtres condamnés de ce récit rondement mené par des moyens que certains diront détournés, et qui sont au fond ceux de la réalité qu'il cherche à dépeindre.
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Critique publiée le 5 septembre 2010.