DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Hidden Fortress, The (1958)
Akira Kurosawa

Le bien commun

Par Jean-François Vandeuren
La séquence d’ouverture de ce dix-neuvième long métrage d’Akira Kurosawa parle d’elle-même, nous plongeant en l’espace de quelques secondes dans un contexte « d’après-guerre » - celle-ci ayant opposé les clans Yamana et Akizuki dans le Japon du seizième siècle - qui n’aurait pu être mieux mis en évidence. Nous suivons à la trace Tahei (Minoru Chiaki) et Matashichi (Kamatari Fujiwara), deux fermiers appartenant au peuple vaincu des Akizuki cherchant tant bien que mal à retrouver le chemin de la maison. Les deux hommes marchent alors de peine et de misère en des lieux particulièrement arides, eux qui n’ont pas eu la chance de se mettre quelque chose sous la dent depuis des jours et dont les habits sont à présent en lambeaux. Une situation qui évoque en soi directement celle des soldats japonais ayant combattu durant la Deuxième Guerre mondiale, eux qui auront quitté leur terre natale en héros pour ensuite revenir au pays en véritables parias de la société. Un accueil auquel les deux protagonistes de la présente histoire ne désirent d’ailleurs être aucunement confrontés.

La chance sourira un jour au duo alors que celui-ci tombera par hasard sur un morceau de bois dans lequel était dissimulée l’une des pièces d’or du clan Akizuki. Les deux hommes feront ensuite la rencontre du général Rokurota Makabe (Toshiro Mifune), qui leur dira savoir où trouver le reste du butin. Croyant n’avoir affaire qu’à un simple paysan, les deux hurluberlus accompagneront l’individu jusqu’à une forteresse cachée dans les montagnes où l’or aurait été enfoui. Le récit prendra toutefois une tournure inattendue lorsque nous découvrirons que le général, qui s’avère être réellement qui il prétend, a reçu pour mission de protéger coûte que coûte la princesse de son clan (Misa Uehara) et la fortune de son royaume. C’est alors que débutera un long périple au cours duquel le quatuor jouera d’audace en décidant de passer par les territoires ennemis pour regagner ses terres.

Certains se seront montrés plutôt critiques face à ce « simple divertissement » que Kurosawa réalisa dans le but de repayer la Toho, qui aura accepté par le passé de financer plusieurs de ses projets au rendement beaucoup plus à risque. Ce dernier fait pourtant preuve ici de la même rigueur et de la même intensité ayant fait sa renommée, et qui lui auront surtout permis d’élever son cinéma vers des sommets pour le moins vertigineux, comme il réussit sans problème à intégrer plusieurs de ses thèmes de prédilection au coeur d’un récit évidemment beaucoup plus populaire. Nous pensons notamment à la force et à l’importance des personnages féminins, et ce, autant sur le plan symbolique que dramatique. La posture de la princesse Yuki sera d’ailleurs en tout temps d’une droiture irréprochable, elle qui affichera une force de caractère que l’on associait généralement aux héros masculins à l’époque, mais également une sensibilité qui lui permettra de ne pas répéter les mêmes erreurs que ses prédécesseurs.

La souveraine n’aura ainsi de considération que pour le sort de son royaume. Une idée qu’exprimera habilement Kurosawa dans une séquence où il superposera l’image d’un drapeau du clan Akizuki et celle de la princesse pleurant à chaudes larmes - alors que ses proches affirmaient pourtant quelques instants auparavant ne l’avoir jamais vu sangloter. Le réalisateur accordera aussi beaucoup d’importance à la notion de dévouement à la cause de la patrie, en particulier lorsque l’avenir de celle-ci est en jeu. Kurosawa pointera d’ailleurs constamment du doigt l’avarice des deux paysans n’ayant d’yeux que pour l’or de leur clan, qu’ils comptent n’utiliser qu’à des fins personnelles. Les parallèles entre le contexte du film et celui de l’après-guerre seront évidemment soulignés ici à gros traits, nous qui côtoierons les représentants d’une nation vaincue lors d’une guerre sans merci, mais à une époque qui était encore régie par un certain code d’honneur, lequel sera surtout mis en évidence lors d’un duel entre deux généraux ennemis où l’avantage du nombre n’en deviendra jamais un.

La forteresse cachée marquait également un nouveau départ pour Kurosawa sur le plan de la mise en scène, le présent effort se voulant le premier opus du cinéaste japonais entièrement tourné en cinémascope. Ce dernier fera d’ailleurs un usage des plus étincelants de ce nouveau format d’image, notamment dans sa façon de peindre les environnements et de positionner ses sujets à l’intérieur de ses plans. Le tout en jouant toujours aussi intelligemment avec les différents niveaux de temporalité du récit, étirant volontairement la durée de certaines séquences, et ce, autant dans le but de créer du suspense que de la comédie et de l’action. Et même si le cadre s’avère désormais beaucoup plus large, Kurosawa démontre tout de même une volonté de l’étirer encore davantage. Ce sera particulièrement le cas lors d’une poursuite à cheval des plus mémorables durant laquelle le réalisateur créera énormément de mouvement par l’entremise d’une série de plans latéraux se succédant à vive allure.

Évidemment, La forteresse cachée possède en soi tous les attributs d’un film destiné à un (très) large public, expliquant le succès retentissant que connut l’entreprise lors de sa sortie au pays du soleil levant. Aussi sérieux et méthodique dans la présentation de son discours que dans l’exécution de ses scènes d’action et la création d’une atmosphère de danger, Kurosawa se permettra également d’ajouter à l’ensemble une touche d’humour bien sentie aux moments les plus opportuns. Un côté plus léger que soutient à la perfection le duo cabotin formé de Minoru Chiaki et Kamatari Fujiwara, tous deux d’une redoutable efficacité. Des éloges qui reviennent évidemment à l’ensemble des interprètes, en particulier à une Misa Uehara qui s’avère des plus saisissantes dans le rôle d’une carrière qui n’aura été que trop brève, elle qui n’a aucune difficulté à exprimer autant la verve que la grande délicatesse de son personnage. De son côté, Toshiro Mifune demeure égale à lui-même, incarnant l’homme d’action avec toujours autant de conviction tandis que son rire légendaire s’annexe toujours aussi naturellement aux situations à caractère plus humoristique.

Il est bien connu à présent que les personnages de Tahei et Matashishi auront été la principale source d’inspiration de George Lucas lors de la création des droïdes C-3PO et R2-D2 pour la saga La guerre des étoiles. Il faut dire qu’il s’agissait d’une proposition tout de même assez audacieuse à l’origine de la part de Kurosawa et de son équipe de scénaristes que de rapporter un récit aussi épique du point de vue de ses deux personnages les plus faibles. Et pourtant, autant par rapport à l’essence du présent effort qu’à la position dans laquelle se trouvait le Japon au moment de sa production, un tel choix narratif ne se veut pas ici simplement inusité, mais aussi tout à fait logique. Car le courage et la détermination de figures comme le général Makabe et la princesse Yuki ne sont en soi jamais à prouver dans La forteresse cachée. À l’opposée, ces deux individus égoïstes, peureux et dépourvus de toute dignité se devaient d’être ceux qui seraient transformés par une telle épopée, et ce, autant pour leur bienêtre personnel que pour celui d’une nation qui aurait besoin d’absolument tous ses éléments pour se remettre sur pied.

Un changement qui s’opérera évidemment en tout dernier lieu alors que son altesse retrouvera son trône, le général son imposante armure et que l’or servira finalement à reconstruire l’empire comme il était originalement prévu. Un dernier acte qui sera également le théâtre d’une entente avec l’ennemi - et le signe d’une évolution des mentalités - tandis que le général battu précédemment par Makabe décidera de servir sous le règne d’une dirigeante sachant faire preuve de clémence et d’ouverture d’esprit, lui qui aura d’autant plus goûté à la médecine de ses confrères du clan Yamana suite au fameux duel. Une mise en situation traduisant parfaitement le sentiment d’un pays qui, même devant la honte de la défaite, aura décidé de faire face à la musique pour revenir plus fort par la suite. Car la vie se sera fort heureusement poursuivie au Japon. Pour le meilleur bien plus que pour le pire.
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Critique publiée le 18 août 2010.