« Je ne regrette rien de ma jeunesse ». Dans ses mémoires, Kurosawa nous explique que cet adage a longtemps circulé après la défaite japonaise de 1945. Peut-être était-ce le seul moyen d’avaler la reddition du pays. C’était néanmoins la façon la plus saine d’effacer l’avant-guerre, période qui, à l’égard de bien des Japonais, demeure représentative d’un virage serré à droite. Une fois l’attaque sur Pearl Harbor lancée, rien ne semblait être en mesure d’écarter le pays de son sinistre destin. L’Histoire leur a souvent prouvé les tords d’une expansion territoriale trop avare (en remontant aux conquêtes médiévales sur la Chine qui se sont systématiquement soldées par des échecs). Réalisé après la défaite du pays et l’entrée en fonction du comité de censure américaine, ce premier film de Kurosawa débute en 1933 dans un Japon scindé depuis les débuts de l’ère Taisho en 1926. Le nouvel empereur Hiro-Hito semble perdre le contrôle du pays alors que les factions militaires en place pratiquent une politique du fait accompli. C’est à-dire, qu’ils prennent l’initiative d’attaquer des territoires annexes au Japon (comme la Mandchourie) et se présentent ensuite devant les pouvoirs législatifs et impériaux avec comme butin une toute nouvelle province. Le peuple, enorgueilli par cette succession de victoires dans le tournant des années 30, y voit la porte de sortie d’un Japon prisonnier de son import-export.
En effet, pays de peu de ressources, le Japon est contraint à trouver une alternative pour contrer le krach boursier de 1929. Déjà en 1930, il compte plus de 60 millions d’habitants tous entassés dans les bornes de son archipel du Pacifique. N’ayant plus d’acheteurs, il suit rapidement la débâcle occidentale. En raison de cette impasse, les années 30 verront progressivement l’état-major de l’armée prendre contrôle du gouvernement central, usant d’alibis, allant du traditionalisme de la voix guerrière aux forts égos des chefs militaires. Alors que l’empereur était déjà fantoche, le parlement le devient tout autant – le peuple n’y voit qu’une façon polie de représenter chaque province dans la capitale. S’en suit le début d’une méfiance générale envers les zaibatsu, conglomérats commerciaux issus des riches familles du 19e siècle (dont Mitsubishi est d’ailleurs issue). L’économie, telle que pratiquée à l’époque par ces groupuscules, est en effet encore bien étrangère aux Japonais parce qu’elle est repiquée entièrement aux traditions anglo-saxonnes. C’est dans ce tumulte que gradue Kurosawa au sein de la PCL qui deviendra ensuite le studio Toho en 1936. Alors que pour la première fois, il n’est pas obligé de traiter d’un sujet propagandiste ou de filmer une histoire d’un primitivisme banal, il reprend un scénario, tente de le remanier et d’en extraire le point de tension premier. Celui qui est, à son avis, la première faille d’un pays qui en paiera le prix très rapidement.
Nous suivons donc les vagabondages des amoureux Yukie et Ryukichi qui vivent sous la bénédiction du père de la jeune fille, le professeur Yagihara. Vieux sage averti et défenseur d’un droit gauchiste, il a éduqué son fils comme ses élèves et représente une minorité de Japonais des années 30 allant à l’encontre de la loi nationale sur le maintien de la paix publique (telle qu’établie en 1926). Cette loi interdisait à tout Japonais à se prononcer contre le gouvernement ou ses investitures, mais surtout empêchait de suggérer une alternative aux forces politiques en place. Tandis que la population est contrainte à l’intérieur d’une cloison qui facilite l’obéissance, les milieux universitaires se divisent rapidement en deux camps : ceux suivant la voie impériale (et donc divine) à ceux s’inspirant de la montée en flèche des idéaux communistes dans l’archipel. L’économie creuse de plus en plus l’écart entre les riches et les pauvres. L’idéal socialiste apparaît pour plusieurs intellectuels comme la solution la plus viable. Victimes d’une sorte de McCarthysme avant l’ère, les étudiants s’y opposant seront opprimés et parfois emprisonnés par les militaires. Ryukichi voulant suivre les traces de son père est rapidement enlevé par les soldats puis exécuté pour haute trahison lors de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, lui et sa femme, complice, ont tenté de ralentir l’effort de guerre nippon en remettant en doute auprès de leurs collègues travailleurs la légitimité de la conquête du Pacifique. Conscient d’y filmer ce qui plairait bien au gouvernement d’occupation, Kurosawa semble s’attacher à la figure féminine du récit au point où l’archétype féminin américain se mêle au paradoxe de la Japonaise (travailler sur l’effort de guerre tout en étant la traditionnelle femme au foyer!). L’actrice Setsuko Hara porte le rôle de martyre national sous une direction qui la dote d’une sensibilité déchirante. Elle qui allait devenir en 1949, sous la tutelle de Yasujiro Ozu cette fois, la plus grande comédienne de son temps, s’exprime dans la tourmente, réagi de traits crispés et fiers qui représentent déjà, dans ce cinquième film, ce qu’il y a de plus marquant chez Kurosawa : les caractères sociaux.
Déduction primaire peut-être, parce que ces caractères sociaux des personnages sont très simples et révèlent une approche cinématographique d’abord portée sur l’honnêteté et la plus grande compréhension du genre humain. Ce qui intéresse Kurosawa dans Je ne regrette rien de ma jeunesse n’est pas la politique; elle y est représentée comme fait historique de son temps, comme fait immuable. Parce que ses personnages ne cherchent pas à lutter contre le destin, mais plutôt à le vivre selon une éthique qui inspire la droiture, Kurosawa filme chaque individu porté à accomplir dans un temps donné et une époque donnée, une somme de gestes révélateurs de leur condition sociale. Cette instantanéité de l’irrémédiable lui permet de forger des situations comme des fables qui nous permettraient ensuite de mieux gérer nos forces émotionnelles, de se les conscientiser. Lorsque Yukie apprend la mort de son amant, au lieu de demeurer auprès de son père qui y voit avec mélancolie un sacrifice pour la nation, elle court porter ses cendres dans sa campagne natale. Là-bas, vivant telle une paysanne en compagnie des parents endeuillés, elle se met à travailler aux champs, à reconstruire la rizière familiale. Nous sommes toujours en 1944 et en réponse à son arrivée, les autres villageois la traiteront d’espionne et de traitresse à travers leurs regards suspicieux et leurs graffitis menaçants.
Le film de Kurosawa atteint dans cette deuxième moitié une force qu’on ne lui aurait jamais soupçonnée dans sa première partie plus confuse, incapable de s’attitrer des protagonistes assez rapidement. Les personnages démontrent une compassion dans l’absolue tristesse de la mort d’un jeune idéaliste brillant. Yukie lui rend hommage et amène réconfort à ces parents dont le fils unique est décédé : l’œuvre rentre dans l’ordre de pensées du cinéaste. Kurosawa, souhaitant élargir le drame, met l’accent sur les différences entre la vie rurale et la vie urbaine, entre le domicile de Yukie rempli de meubles à l’occidentale, de gens qui s’y promènent avec des habits de coton à l’américaine tandis que la campagne semble nous parvenir d’un temps médiéval. Une fois la guerre terminée, elle retourne chez elle à temps pour voir son père sortir de la retraite et retourner enseigner : dans le Japon d’après-guerre, c’est aux éducateurs qu’incombe la responsabilité de guider le pays. Kurosawa, pédagogue à sa façon, maintiendra cette position toute sa carrière. Il l’illustrera par son goût des récits tragiques à fortes prédominances psychologiques (Shakespeare, Dostoïevski, Tolstoï) qu’il réinterprète en mettant de l’avant les meilleures vertus à la façon d’un pédagogue. Une idée du cinéma certes, mais aussi une idée de son médium comme meilleur outil de communication envers un peuple vraisemblablement perdu dans ses lubies et oppressé par une défaite qui prend bien des années à cicatriser. Je ne regrette rien de ma jeunesse montre dans un dernier plan l’étudiante contrainte de retourner aux champs, retourner bâtir un pays pour lequel son plus grand amour a un jour donné sa vie. En se soustrayant de son confort et de sa sécurité sociale, c’est la mémoire de tous ceux et celles qui ont protesté qu’elle honore et dont elle perpétuera la mémoire dans l’après-guerre.
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