DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Re-Animator (1985)
Stuart Gordon

Savoir bien perdre la tête

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Tout ce qu'il y a à dire est dit par le regard dément de Jeffrey Combs : Re-Animator n'est pas un film sain d'esprit, et c'est tant mieux ainsi. Avec cette première adaptation complètement cinglée des écrits de l'auteur H.P. Lovecraft, Stuart Gordon frappe en plein dans le mile, surpassant les attentes de l'amateur de cinéma d'horreur en matière de gore déluré et de déchaînement pur. Si l'essence même du genre repose sur son mépris des limites (de la raison comme du bon goût), voici un morceau exemplaire de bravoure cinématographique qui mérite amplement son statut d'oeuvre culte. Car Gordon, signant de surcroît son premier « vrai » film avec ce Re-Animator remarquablement maîtrisé, va très loin dans l'étalage de tripes sans jamais perdre de vue ce sens de l'humour bien noir qui donne au film son ton particulièrement amusant et plus qu'un brin dérangé.

« You killed him! » Accusation à laquelle Herbert West (Combs), serrant dans ses bras le corps inanimé d'un éminent savant suisse, ne trouve qu'à répondre: « No I did not. I gave him life! » Première réplique mémorable, premier signe que ce film prend place de l'autre bord de la folie. Si, le temps d'une mise en situation plus conventionnelle, Gordon prétend faire du cinéma normal, il ne s'agit que d'une ruse pour retarder le moment où l'infranchissable ligne sera irrémédiablement franchie. Tout dérape avec l'hilarante séquence du chat dans le sous-sol. Dès ce moment, il n'y a plus de retour en arrière possible; Re-Animator ne sera qu'exultation hystérique, succession frénétique d'épisodes grotesques et d'images insensées. Rictus en coin, Gordon impose la logique déréglée de son synopsis fantastique comme s'il n'existait plus que celle-ci pour régir le monde entier.

En ce sens, Re-Animator constitue une parfaite adaptation de l'oeuvre de H.P. Lovecraft, malgré toutes les libertés qui ont pu être prises par rapport au texte original. Ce qui importe, ce ne sont ni le style ni les moyens employés, mais bien l'esprit : cette idée de limite dépassée, de perte totale de contrôle, propre à l'univers du romancier. La description, chez Lovecraft, se résume fort souvent à l'affirmation du caractère indescriptible de l'horreur. Tout y dépasse les frontières de l'entendement humain. Cette technique se situe, en apparences, aux antipodes de l'esprit du cinéma gore dont le propre est de montrer toujours plus; mais Gordon, par ce choix d'orchestrer un spectacle outrancier, crée justement un film à la lisière de la démence où les normes du réel ne s'appliquent plus. Le cinéaste, en quelque sorte, relève le défi de l'inimaginable posé par l'écriture de l'auteur américain.

Le gore, dès lors, devient un élément atmosphérique (en même temps qu'il est une fin en soi : ne nions pas le plaisir primaire que procure cette boucherie parfaitement farfelue); son but est d'accentuer le climat psychotique de l'ensemble. Comme si la prestation théâtrale à souhait de Jeffrey Combs ne nous avait pas déjà aspirés dans cette spirale d'insanité que constitue le film… Ces éléments triomphent sur les origines bon marché du long-métrage (on doit pouvoir compter les lieux de tournage sur les doigts de la main), et lui confèrent un cachet indémodable alors que plusieurs productions plus onéreuses de l'époque sont aujourd'hui tristement périmées. Re-Animator occupe, avec les deux Evil Dead de Sam Raimi, une place privilégiée dans le panthéon de l'horreur des années 80. Ce sont des films qui, conscient de leur propre absurdité, l'utilise à leur avantage.

Dans cette optique, la violence extravagante devient un effet plus humoristique que choquant. Gordon ne se contente pas de décapiter un personnage : il le réanime en pièces détachées, et fait de ce corps morcelé un personnage central de l'abracadabrante finale de son film. La tête qui, faute de cordes vocales, a de la difficulté à parler, donne des ordres à l'autre moitié qui obéit un peu bêtement (n'ayant plus de tête sur les épaules). N'entrons pas dans les détails, puisque le film se charge avec un malin plaisir de tous les étaler sans exception : cette tronche qui n'en fait qu'à sa tête se permet bien des entorses au décorum, et dirige une armée de morts-vivants qui finit par causer beaucoup de grabuge dans l'hôpital où se déroule une bonne partie du film. Re-Animator est littéralement truffé de clins d'oeil, à commencer par cette affiche des Talking Heads qui annonce par un jeu de mot la nature du chaos à venir.

Fort heureusement, Stuart Gordon ne cède pas à la tentation de transformer son film en pure comédie. Combs est hilarant, certes, mais son personnage n'est jamais ridicule. L'intensité de sa performance est honnête, Herbert West constituant un extrême plutôt qu'une simple caricature - une figure de savant fou dans la noble lignée du Frankenstein qu'incarnait Peter Cushing pour la Hammer. On peut comprendre qu'il ait un peu perdu la boule : notre dérangé héros a trouvé le secret de la vie après la mort, et cherche à dénicher des cadavres toujours plus frais afin de parfaire son procédé de résurrection. Qu'il soit prêt, au nom de la science et du progrès, à commettre quelques entorses à un code de déontologie désuet ne devrait pas surprendre outre mesure. Après tout, la découverte en vaut le coup.

Hautement convaincant, presque hypnotisant, West imposera ce raisonnement à son colocataire Dan (Bruce Abbott), dont il se servira ensuite pour obtenir la viande humaine nécessaire à ses expériences. Subrepticement, c'est aussi le spectateur qu'il entraîne dans son égarement moral; et voilà pourquoi Re-Animator fonctionne merveilleusement bien. En se mettant en scène de manière si ludique, le film arrive à faire du public le complice de sa logique de transgression. Sa folie est irrésistiblement contagieuse, ayant raison de notre résistance de manière sournoise. Ainsi, le gros slapstick bien juteux de Stuart Gordon est aussi, à sa manière, un brillant film d'horreur parce qu'il arrive à couper toutes les amarres le rattachant à la lucidité. Expérience qu'il faut de préférence vivre en groupe pour en saisir pleinement l'irrépressible plaisir, Re-Animator demeure vingt-cinq ans après sa sortie un sommet en son genre.
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Critique publiée le 15 juillet 2010.