DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Kuroneko (1968)
Kaneto Shindô

Exorciser les démons de la guerre

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le générique s'inscrit sur des images d'une forêt obscure, aux formes instables et tourmentées. Une opprimante pulsion rythmique souligne l'aspect trouble de ce paysage, sa nature déjà embrouillée. Le vrai le plus primaire se charge déjà d'une dimension surnaturelle au sein de ce montage pourtant simple. Puis, c'est le jour. Aux abords des arbres se dresse une humble demeure. De la forêt tranquille émerge une horde de samouraïs assoiffés, affamés. La guerre semble les avoir transformés en bêtes sauvages. Ils s'abreuvent à quatre pattes, haletant et grognant comme des chiens errants. Lentement, ils pénètrent dans la maison. Pour un moment, on pourrait croire que c'est Sergio Leone qui a découpé l'action : les regards échangés, l'espèce de violence sournoise qui patiente un moment avant d'éclater, puis ce brusque choc détruisant l'équilibre précaire des forces. L'un à la suite de l'autre, les hommes-animaux violent les deux pauvres femmes qui ont eu le malheur de se trouver sur leur chemin. Une fois le crime commis, les samouraïs retournent d'où ils sont venus. La petite hutte est engloutie par les flammes.

Étrangement intactes, les deux dépouilles reposent dans les ruines fumantes. Un chat noir s'installe dans les décombres, lèche les plaies des victimes. Ses miaulements déchirants lacèrent le silence à répétition. Puis c'est de nouveau la nuit. Un samouraï, seul, déambule aux environs de la porte de Rashomon. Il croise une jolie étrangère, qu'il accepte de raccompagner jusque chez elle où il est accueilli en véritable seigneur par la mère de la jeune fille. L'homme s'enivre, se laisse séduire ; puis c'est au comble de la passion que la belle inconnue se transforme en cruel démon, égorgeant le guerrier pris au dépourvu. Les deux paysannes assassinées sont devenues des spectres vengeurs, tuant sans pitié les samouraïs qui font l'erreur de passer par leur forêt maudite. Puis, un jour, c'est une figure familière qui s'aventure sur leur terrain de chasse : l'homme qui, de leur vivant, était pour elles un fils et un mari.

Ce qui caractérise la forme fantastique, c'est sa capacité à rendre tangible une intériorité autrement exorcisée du régime de la perception. En transformant par sa logique même les limites du sensible, le genre crée un territoire neuf où peuvent ouvertement s'exprimer les dimensions enfouies de l'âme humaine, les blessures collectives d'un peuple. Ainsi, par-delà son onirisme délirant, le second long-métrage fantastique de Kaneto Shindô Kuroneko s'avère un autre film japonais dont le subconscient est marqué au fer rouge par le profond traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Feignant d'explorer les anciens mythes de son pays, ses croyances magiques et animistes notamment, le cinéaste propose en réalité de sonder son histoire récente par des moyens détournés. Surgissent de ces images surréalistes, hallucinées, une sorte de fable sur les thèmes du deuil et de l'innocence perdue.

Onibaba, déjà, traitait des mêmes idées - mais Kuroneko propose d'en inverser les principales données. Ici, c'est le fils qui revient de la guerre pour découvrir que sa famille a été massacrée alors que le contraire se produisait dans le film de 1964 : le fils ne revenant jamais, la mère et la fiancée devaient apprendre à composer avec son absence. Elles tuaient les soldats égarés pour leur voler leurs armes et leurs armures, question de gagner leur vie. Dans le second film, seule compte la vengeance, l'insatiable besoin de justice qui finit par consumer jusqu'à l'âme des deux femmes. Mais les deux oeuvres examinent de manière assez pessimiste les séquelles de la guerre : la mère, dans Onibaba, refuse que l'épouse de son fils se donne à un autre homme, tandis que les amants séparés par la mort se rebellent dans Kuroneko contre la nature même de cette fatidique barrière.

Shindô, dans un cas comme dans l'autre, s'intéresse à l'incapacité de vivre normalement suite à l'horreur du combat. Son discours n'est pas incompatible avec celui que proposait Kon Ichikawa dans Les Feux dans la plaine : mais cette idée de résistance, présente dans L'Île nue, refait surface comme une dernière lueur d'espoir. Il y a toujours chez Shindô cette croyance fondamentale qu'il faut survivre à tout, poursuivre malgré tout : il n'est donc pas surprenant que l'on sente une profonde sympathie à même le regard qu'il pose sur les amants impossibles de Kuroneko, qui se débattent contre toutes les forces surnaturelles s'opposant à la survivance de leur amour. Et c'est de cette tension terrible que naît la tragédie du climax : celles qu'il aime se transforment contre leur gré en créatures diaboliques, et il doit, peu importe ses sentiments, les détruire. Pour continuer d'exister, le jeune homme doit se libérer de l'emprise du passé - tuer le souvenir qu'il voudrait cultiver.

Véritable tourbillon d'inventions visuelles, Kuroneko éblouit par la vigueur de son imagerie fantastique, par le dynamisme tonitruant de sa forme : le montage échappe ainsi aux règles du réalisme cinématographique pour créer une vision totalement sensorielle, quasiment psychédélique, des phénomènes qu'il met en scène. Onibaba, en ce sens, faisait preuve d'une retenue qui n'a tout simplement plus droit de parole dans cette démonstration de bravoure technique : les actrices sont propulsées dans les airs à l'aide de harnais empruntés au théâtre kabuki, les amples mouvements de caméra se multiplient sur des décors éclairés de manière outrancière, recouverts d'une fumée mystérieuse à souhait… Puis il y a cette charge érotique, déjà présente au sein de son prédécesseur, qui atteint des sommets vertigineux avec Kuroneko.

Il n'est pas étonnant que Kaneto Shindô se soit progressivement réfugié dans le monde un brin sordide de la série B d'exploitation suite à ce long-métrage. Déjà, le système d'agression sensorielle qu'il met au point ici frôle les limites du genre sans s'y enfoncer. Certes, Shindô n'est pas le plus subtil des cinéastes issus du courant humaniste. Même son film le plus délicat, L'Île nue, repose sur le pari formel d'une délicatesse audacieuse, d'une minutie extravagante. Mais il s'avère un précurseur indéniable de tout un courant de cinéma d'horreur qui prendra d'assaut les cinémas du monde entier quelques trente ans plus tard avec notamment l'oeuvre d'Hideo Nakata. Oublié de l'Histoire du septième art, Shindô n'a, certes, pas la cohérence d'un Ozu ou l'attrait populaire d'un Kurosawa, mais il est en quelque sorte le premier cinéaste culte de son pays : sous-estimé, intéressé par le cinéma de genre, il a repoussé les frontières du courant au sein duquel il oeuvrait et s'est imposé à la fois comme un pionnier et comme un marginal méritant d'être redécouvert à la juste mesure de son talent.
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Critique publiée le 6 juillet 2010.