Débandade
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
« Cinéaste » issue du monde de la video d’art fétichiste et de l’érotisme sado-masochiste de luxe, Maria Beatty fonde sa définition de l'érotisme sur la relation entre les interdits et leur transgression, évoquant notamment les écrits de Georges Bataille sur le sujet. Il est impossible de nier qu'elle fait preuve d'une certaine audace dans la mise en scène de la sexualité à l'écran, et qu'elle embrasse avec un enthousiasme indéniable certaines pratiques qui relèvent encore aujourd'hui du domaine des tabous malgré ce mythe médiatique tenace selon lequel une industrie pornographique (aux valeurs somme toute conservatrices) aurait détruit toutes les barrières morales de la société contemporaine. Beatty n'entretient pas un rapport ambivalent avec le corps; elle l'adule sans honte, l'expose sans retenue et l'assujettit à des fantasmes qui dépassent les frontières que s'impose l'imagination de plusieurs. Mais elle approche paradoxalement le cinéma d’une manière odieusement plastique - soutirant à chaque objet sa vie propre pour l’investir d’une facticité maniérée. Tant et si bien que, peu importe que l'on trouve ou non pertinent le discours sous-jacent de ce long-métrage, le constat s'imposant est qu'il s'agit d'un « film » tout simplement mauvais: mal écrit, mal interprété, mal réalisé. Ce n'est pas faute de moyens que Bandaged se débobine. L'échec de l'ensemble repose sur une série de décisions douteuses de même que sur un manque tangible de sensibilité cinématographique.
La direction de la photographie, dans Bandaged, est certes léchée ; mais léchée d’une façon qui suffoque chaque scène, plastifiant ses sujets jusqu’à ce que toute chaleur se soit dissipée de leurs corps. Dans sa recherche esthétique, elle en vient à conférer à chaque geste une aura de précieux ridicule. Le corps est l’essence même de la mise en scène ici, mais à toute férocité charnelle s’est substituée une forme hautaine de sexualité cérébrale. Ce qui n’aurait pas été sans intérêt si, au lieu d’étaler grossièrement et d’exacerber à outrance chaque cliché à sa disposition, Beatty avait donné une direction - quelle qu’elle soit - à cette oeuvre qui, au final, ne choque pas (comme pouvaient le faire à défaut d’autre chose certains de ses courts-métrages les plus osés) et se trémousse stupidement tel le prétentieux « softcore » raté qu’il est réellement. Car, à force de vouloir les adapter à un cadre narratif traditionnel, la cinéaste a soutiré tout onirisme à ses images ; en cherchant à reprendre contact de manière prétendument subversive avec un certain cinéma classique ainsi qu’avec certains de ses genres canoniques, Beatty sabote le caractère radical de son esthétique de la transgression et s’enfonce indubitablement du côté de l’auto-dérision tragiquement involontaire. L'emploi de références ne s'élève jamais au-delà du niveau de bête pastiche, et les différents genres auxquels le film renvoie sont si mal cités que l'exercice de style s'avère sans intérêt. Si Beatty tentait de court-circuiter les conventions de genres populaires pour les investir de valeurs alternatives, son parcours est si tortueux qu'à mi-chemin l'affirmation a perdu toute force de frappe.
Au bout du compte, Bandaged a des allures de mauvais Jesus Franco se prenant terriblement au sérieux. Et c’est cette gravité si appuyée qui nous oblige, en tant que spectateur, à sourciller avec scepticisme quand le scénario de Claire Menichi prend une direction débile ou quand le dialogue imbu de sa propre supériorité trébuche pitoyablement sur une réplique parfaitement farfelue livrée avec un stoïcisme totalement incongru. Certes, on pourrait chercher à défendre Bandaged en affirmant que son discours sur la sexualité est positif et libérateur. Mais il faudrait pour ce faire oublier la lourdeur de chaque coupe du montage et la grosseur de chaque ficelle d’une intrigue qui fait soupirer profondément quand elle ne provoque pas un éclat de rire ô combien déplacé dans cette atmosphère figée de galerie d’art. Pigeant quelques pistes du côté des Yeux sans visages de Georges Franju, le film s’intéresse aux efforts d’un père médecin (Hans Piesbergen) qui tente de reconstruire parfaitement le visage de sa fille Lucille (Janna Lisa Dombrowsky), défigurée suite à une tentative de suicide. Cette dernière, repliée sur elle-même depuis l’événement, tombera sous le charme de l’infirmière chargée de la surveiller (Susanne Sachße). Se développe alors entre les deux femmes une idylle passionnée et tortueuse, qu’elles tenteront de garder secrète afin de ne pas s’attirer les foudres d’un paternel un tantinet conservateur et peu enclin à donner son consentement à une telle relation. Histoire d’un amour interdit bien peu originale, donc, servant un propos tout aussi peu subtil sur l’intolérance, et surtout une mise en scène érotisant chaque aspect de l’action.
Ce parti pris ne surprend certes pas, la filmographie de la cinéaste étant composée d'oeuvres aux titres aussi éloquents que Strap-On Motel et Sluts and Goddesses. Mais, justement, on pouvait s’attendre de la part d’une telle sommité en matière de perversion à un film plus cru que cette bluette lesbienne où les scènes plus explicites font finalement l’effet d’une terrible et gênante erreur de jugement. Ces scènes sont pourtant la raison d’être de Bandaged, dont l’objectif est d’illustrer sans mauvaise conscience puritaines des fantasmes selon une perspective féminine : un acte théorique courageux qui se bute à l’indéniable maladresse de l’exécution. Sous-développée, l'intrigue fantastique ressemble plus à un prétexte narratif qu'à un authentique pan du projet cinématographique de Beatty. Encore une fois, les thèmes « abordés » ne le sont qu'en surface; et si l'intention était de livrer une critique de l'impératif de beauté associé de force à la féminité, obsession qu'incarne la tyrannique figure du père, on ne peut s'empêcher de noter l'ironie à ce qu'un film si profondément esthétique s'y attaque. Film de décors, de costumes et d'accessoires, Bandaged égare ses idées dans les méandres de son maniérisme quand il ne les souligne pas avec une irritante insistance. Les personnages se confondent à l'arrière-plan, aux objets, et perdent finalement leur humanité pour devenir de vulgaires natures mortes injectées d'une passion artificielle. Faute impardonnable lorsque l'enjeu est de filmer le désir.
Critique publiée le 4 octobre 2009.