Le réalisateur Érik Canuel constitue un cas tout de même assez particulier dans le paysage actuel d’un cinéma québécois qui se permet rarement de lâcher son fou, du moins à grande échelle. Pour le meilleur et pour le pire, la passion du cinéaste pour les genres marginaux lui aura permis de sortir du cadre traditionnel du drame et de la comédie pour offrir au public une alternative qui se doit d’être exploitée plus souvent et d’être prise un peu plus au sérieux, comme en témoigne d’ailleurs le succès retentissant que connut le pourtant fort discutable Bon Cop, Bad Cop de 2006. Il faut dire que le parcours de Canuel ressemble un peu à celui d’un mercenaire, lui qui est prêt à se coller à n’importe quelle production - du drame d’époque au thriller policier - en n’ayant pour maxime que le bon vieux « shoot first, ask questions later », ou si vous préférez : « filmons d’abord, nous questionnerons la pertinence de nos images plus tard, beaucoup plus tard ». En ce sens, cet étrange Cadavres se voulait un scénario de rêve pour un cinéaste dont l’attention a toujours été portée beaucoup plus vers le style que la substance. Un récit d’une désinvolture crasse qui lui permettrait de faire à peu près tout ce qu’il veut derrière la caméra et de développer diverses idées d’un franc mauvais goût tout en s’assurant que le projet demeure un risque calculé aux yeux de ses producteurs. Et puis de toute façon, on s’en fout bien du résultat. L’important, c’est de s’amuser! Mais présenter un film sans la moindre parcelle de prétention en disant n’avoir agi que dans le but de surprendre et de divertir les spectateurs peut-il réellement justifier, voire excuser, n’importe quoi?
C’est du moins ce que semble vouloir affirmer le cinéaste québécois en début de parcours, et force est d’admettre que certains de ses élans auraient pu facilement lui donner raison. Cette histoire aussi grotesque qu’abracadabrante débute en soi lorsque Raymond Marchildon (Patrick Huard) décide d’aider sa pauvre mère (Sylvie Boucher) à en finir alors qu’ils circulent tous deux ivres morts sur une petite route de campagne. N’ayant plus toute sa tête, Raymond largue la défunte dans un fossé à proximité avant de prendre la fuite et de contacter sa soeur Angèle (Julie Le Breton), qui avait quitté depuis longtemps ce coin perdu pour s’épanouir à la télévision en tant qu’actrice de bas étage. Mais lorsque les deux frangins voudront rapatrier le corps de leur mère, ils récupéreront plutôt celui du membre d’une organisation criminelle qui, comme par hasard, se retrouva au même endroit au même moment. Entre la carrière en péril d’Angèle et les cadavres qui s’empileront à un rythme ridicule sous la demeure en décrépitude des Marchildon renaîtra une relation incestueuse qui redonnera espoir à Raymond, lui qui n’avait trouvé jusqu’alors aucun sens à sa vie. Mais si la comédie est un genre qui se doit d’être pris extrêmement au sérieux par ses artisans, il en va de même pour ce type de projets hétéroclites dont la facture peut s’avérer aussi jouissive que répugnante. Et c’est précisément à ce niveau que Canuel et le scénariste Benoît Guichard se retrouve un peu dans l’impasse avec cette adaptation libre du roman de François Barcelo. Car bien qu’il tente de livrer un produit résolument ordurier, le duo devait tout de même jouer de prudence et tenir compte du fait qu’il s’adresse avant tout à un large public en s’assurant que celui-ci se retrouve toujours en terrain connu.
Une contrainte qui se traduira dans ce cas-ci par un manque total d’audace et d'imagination dans le traitement du scénario et de la mise en scène. De ce fait, l’univers granguignolesque et les personnages on ne peut plus vulgaires et caricaturaux avec lesquels Guichard et Canuel tenteront de nous familiariser auront évidemment tout pour nous rebuter au premier abord, mais ils sembleront néanmoins annonciateurs d’un spectacle farfelu qui aurait pu finir par faire des petits au coeur d’un cinéma aussi timide et renfermé. Déjà reconnu pour son approche criarde et tape-à-l’oeil, le Québécois aura visiblement pris les bouchées doubles cette fois-ci pour tenter de faire de Cadavres son oeuvre la plus réussie à ce jour. Et le cinéaste nous réserve bien ici quelques-unes des envolées les plus inspirées de sa carrière lorsqu’il se montre sous un jour un peu plus serein et raisonnable, tirant alors le maximum de l’inégale direction photo de Bernard Couture et des allures de bandes dessinées caractérisant l’ensemble des éléments formant ce microcosme déglingué. Le problème toutefois, c’est que Canuel, à titre de réalisateur, n’a toujours pas acquis cette maturité qui lui permettrait non seulement de faire des choix esthétiques et scénaristiques un peu plus judicieux, et ce, sans nécessairement tomber dans l’autocensure, mais aussi d’imposer un style dont il serait véritablement l’auteur. Si bien que le présent effort devient vite sans intérêt alors que le réalisateur ne se contente que d’étoffer son emballage trash préfabriqué en reprenant ce que d’autres avaient déjà fait avant lui, telle l’utilisation d’une musique carnavalesque - qui semble être devenue essentielle à ce genre de récits - et d’une pléthore d’effets de style aussi inutiles que grossiers rappelant tantôt le vidéoclip, tantôt le cinéma de Caro et Jeunet - la finesse et la créativité en moins.
La particularité première du cinéma d’Érik Canuel est qu’il est en soi dépourvu de toute caractéristique, ou plutôt de toute identité. Passé maître dans l’art du recyclage, ce dernier ne cherche en bout de ligne qu’à recréer ce qui s’est déjà fait ailleurs, et surtout ce qui semble être à la mode par les temps qui courent dans le domaine des arts visuels. Le tout sans chercher à ajouter le grain de sel qui lui permettrait réellement de se distinguer de ses nombreuses sources d’inspiration, toutes facilement identifiables, d’ailleurs. Il en va de même pour l’essence de ses productions qui semblent toujours beaucoup plus intéressées par ce qui se passe chez nos voisins du Sud plutôt qu’au Québec, fascination qu'il démontre notamment de par ses constantes allusions à tout ce qui touche de près ou de loin à la culture des armes à feu. Cadavres se veut ainsi un film fade qui trouvera sa raison d’être non pas auprès du public, mais plutôt auprès de sa distribution, qui aura visiblement pris un malin plaisir à défiler à l’intérieur de cet étrange ovni que nous n’avons pas encore l’habitude de voir planer dans les parages. Il faut dire qu’il s’agissait tout de même d’un pari risqué que de tenter de rendre le public sympathique à une histoire d’amour aussi tordue et amorale tout en abordant au passage une série de thèmes tous plus délicats et controversés les uns que les autres. Mais malgré tous les efforts déployés par ses deux auteurs, Cadavres ne tente finalement que d’être sale et repoussant que pour le plaisir de l’être, se prélassant mollement dans une avalanche de gags puérils qui tiennent rarement la route ainsi que dans un nombre affligeant d’incohérences visuelles et narratives qui s'avèrent souvent assez gênantes.