Insoutenable absurdité
Par
Alexandre Fontaine Rousseau
Les frères Coen savent parfaitement quand et comment terminer un film. Dans le cas présent, c'est par l'équivalent d'un point de suspension que les auteurs de Fargo choisissent de clore ce récit qui n'est au fond qu'une suite d'interrogations auxquelles rien ni personne ne possède de réponses claires. Suspension trouble, pleine de cette menace perpétuelle qui plane sur les protagonistes de ce drame trop dramatique pour être vrai - donc parfaitement cinématographique. Le cinéma, on l'a souvent dit, est au coeur de la démarche de Joel et Ethan Coen. Mais il est dans A Serious Man plus difficile à détecter, peut-être parce qu'il s'y avère rarement cité ; peut-être s'agit-il par conséquent du plus « pur » de leurs films, le cinéma n'y étant plus vraiment l'objet, mais plus simplement l'instrument de leur art. C'est sans conteste le cinéma qui transforme cette banlieue monotone du Minnesota en un fertile terreau visuel, habité plutôt que dépossédé par la poésie de son propre vide. Mais plus encore, c'est le cinéma qui condamne la famille Gopnik, maudite par un prologue renvoyant tout de même au genre fantastique, à errer sans aucun répit d'un drame à l'autre. Les Gopnik sont sacrifiés à l'écran, subissant en l'espace d'un film ce qui s'échelonne généralement sur une vie humaine ou deux ; et la soif de drame du récit narratif les force à endurer ce qu'il convient presque de qualifier de condition cinématographique - surhumaine, carrément surréaliste. L'absurde, ligne directrice d'une filmographie phénoménale qui, sous le couvert de s'attaquer à tous les canons possibles du cinéma américain classique sert essentiellement à réitérer film après film ce concept fondamental, envahit ainsi chaque instant de ce long-métrage à la limite vindicatif.
De prime abord désarçonnant, parce qu'éminemment personnel, A Serious Man apparaît à la limite comme un acte de transition pour les frangins tant le ton qu'ils y adoptent détonne clairement de ce à quoi nous avait habitués l'ensemble de leur oeuvre. Leur héritage juif, moteur de cette histoire que l'on sent au moins dans l'esprit légèrement autobiographique, est, certes, inspecté avec cette dérision caractéristique du regard qu'ils posent depuis Blood Simple sur l'Amérique ; mais quelque chose dans la manière de le faire surprend, le décalage humoristique cédant souvent le pas à un cynisme dur et dépourvu d'espoir. Ce sont les Coen ayant signé No Country for Old Men qui nous livrent cette charge en règle contre la religion, impératif culturel auquel se dévouent leurs personnages sans jamais qu'elle n'offre en retour ces réponses qu'elle prétend posséder. Les trois rabbins que rencontrent en désespoir de cause le pauvre Larry sont soit incroyablement naïf, absolument indéchiffrable ou tout bonnement inaccessible ; et le grand secret de la vie révélé à Danny suite à sa bar-mitsvah est un bout de texte emprunté à Somebody to Love du Jefferson Airplane, dont le psychédélisme enivré appuie à merveille l'atmosphère mystique ambigüe et un brin onirique du film. Cette incertitude spirituelle qu'évoque une autre chanson du groupe employée avec brio comme leitmotiv, Comin' Back to Me, les Coen la mêle à cette puissante mélancolie que dégagent les plus beaux plans du film : Larry découvrant du haut de son toit sa voisine nue, littéralement emboîtée dans sa cours, ou ce fameux plan final où Danny, observant l'horizon incertain, semble comprendre subitement qu'il est, à l'instar de son père, condamné à confronter l'obscure absurdité du monde. Éternellement.
À ce moment précis, il fixe un trou noir existentiel que Joel et Ethan Coen sont depuis longtemps passés maître dans l'art de mettre en scène ; et, bien que leur méthode ait quelque peu évolué, cette articulation entre la caricature et le non-dit qui fait toute la finesse de leur cinéma demeure d'une foudroyante perspicacité. En retournant la caméra vers eux-mêmes, ils ont bien entendu perdu une partie de cette distance qui caractérisait leur regard sur le monde. Ce n'est pas mieux ou moins bien, simplement différent - et à ce point dans leur carrière, voici deux cinéastes qui peuvent bien se permettre d'être différents d'eux-mêmes si ça leur chante. Mais on s'étonne tout de même de découvrir que cette voie introspective, plutôt que d'inspirer l'habituelle nostalgie pétrie aux bons sentiments qui s'empare souvent des réalisateurs revisitant leur passé, ait enfanté l'un des films les plus acerbes et maussades de la carrière des Coen. L'humour, plus que jamais, est parfaitement pince-sans-rire ; l'absurde, au lieu de s'illustrer dans l'extravagance, se déploie dans l'insoutenable banalité. Et Larry Gopnik est l'ultime « homme qui n'était pas là » de ce bestiaire d'individus moyens, voués à la médiocrité, auxquels les Coen ont consacré leur incontestable talent. C'est une figure tragique qui, sans être totalement antipathique, est dépeinte de manière absolument impitoyable par deux individus qui ont depuis longtemps accepté la part de ridicule inhérente à la condition humaine. Autrefois, leur cinéma offrait par sa dimension comique une sorte d'exutoire ; mais A Serious Man est dominé par une amertume intransigeante, les rires y étant toujours jaunes et l'espoir illusoire.
Au bout du compte, les moments les plus optimistes du film sont imaginés ou temporaires. Les réconciliations tiennent du compromis. Les résolutions ne sont au fond que des oeillères. En somme, rien ne va plus dans l'Amérique des frères Coen - depuis toujours royaume du non-sens - mais le cinéma donne à tout le moins une forme tangible à ce constat violemment pessimiste. Le septième art, chez eux, a toujours servi à ordonner le chaos de l'expérience humaine. L'idée est cette fois tout simplement plus nette que jamais, la conclusion plus définitive et la proximité intime du réel représenté plus douloureuse. A Serious Man étonne par son austérité relative, qui rend plus explicite que jamais le désenchantement de ses auteurs ; mais ce désenchantement a toujours été là, même si c'est en sourdine, sorte de monstre tapi dans l'ombre de leurs plus ludiques envolées. En ce sens, ce long-métrage est peut-être le plus franc à ce jour dans la carrière des Coen - les cinéastes y délaissant presque totalement les jeux formels et les simagrées pour se concentrer sur l'essence de leur discours. Certains diront que le plaisir s'y perd un peu, mais après la brillante escapade Burn After Reading, cette oeuvre plus sévère confirme cette impression laissée par The Man Who Wasn't There ou encore par le génial No Country for Old Men : que les Coen sont rongés par une profonde solitude et animés par cet individualisme acariâtre qu'ont en commun les grandes oeuvres classiques des États-Unis. Et, au-delà du cinéma, on est en droit de penser que c'est à la tradition d'Henry Miller et d'Ernest Hemingway qu'ils peuvent aujourd'hui prétendre aspirer.
Critique publiée le 11 novembre 2009.