Le chéquier du Diable
Par
Mathieu Li-Goyette
« Les requins de Wall Street ». Le sobriquet de ces surhommes façonnés de monnaie fait frissonner peut-être encore plus aujourd’hui qu’il ne l’a jamais fait grâce à la surmédiatisation de la présente crise économique et surtout due à la figuration nécessaire qui s’opère contre « le système ». Théories du complot, allégations contre des multimilliardaires manipulateurs, la présente crise doit passer comme l’alibi d’un antagoniste pervers, d’une force politico-maléfique rimant avec le maintenant retraité dernier président des États-Unis d’Amérique. Ayant récemment apporté son regard critique sur la carrière de ce dernier, l’engagement d’Oliver Stone dans cette croisade aveugle en terre païenne date d’aussi loin qu’aux débuts prometteurs dePlatoon où la guerre était remise en question sous l’aile psychologique du jeune réalisateur prodige pour peu après revenir semer la zizanie au coeur même de sa nation : la bourse de Wall Street. Ces deux premières sorties politisées de Stone sur la scène publique cinématographique reste depuis les grammaires principales du cinéaste engagé. La folie de la guerre, l’errance d’un instigateur entouré d’ombres dans une univers de béton et de longs couteaux, les répercussions s’étendent de Natural Born Killers à JFK, de Alexander à Nixon et plus récemment W.. Cinéma à deux vitesses, celui d’Oliver Stone fonctionne comme une valse violente où chaque temps de respiration est l’élan d’une violence viscérale, révoltante. « Il y a 10 ans j’ai payé cette toile 60 000$, aujourd’hui elle en vaut 600 000$... C’est ça le capitalisme à son meilleur, j’espère que tu n’étais pas assez naïf pour croire vivre dans une démocratie, ici c’est le libre marché».
Les propos de ce Gordon Gekko (Michael Douglas), investisseur et grand nabab de Wall Street sont adressés à l'endroit du jeune courtier Bud Fox (Charlie Sheen) à l'instant où le voile sur la conspiration qui semble viser la compagnie du père de ce dernier (Martin Sheen) se lève pour ne laisser paraitre qu'une avarice liée à l'auto-suffisance et à une exclusion du système économique; exclu de son propre royaume en péril, le roi régit dans l'ombre un royaume qui l'a engendré. De fil en aiguille, la tragédie de Stone reprend des codes shakespeariens ses préoccupations, ses archétypes et une certaine théâtralité des éclairages qui s'exerce en contrepoint d'une mise en scène défoulée favorisant le mouvement fluide et un montage mitraillé. Cerné de tous bords, Fox se faufile entre les investisseurs à la recherche de son idole Gekko, défrayant sur son passage des bornes idéologiques et légales qui ne peuvent s'avérer dans l'acte final que des pièges dument mesurés et déposés tout au long de l'ascension. Cherchant une finalité, Fox est un être désireux de faire valoir à l'autorité paternelle une certaine preuve de réussite (monétaire) tout en s'accaparant la réputation et le savoir d'un boursier omniscient. Tenté par le Diable Gekko, le pacte faustien tenté se voit résolu dans l'absolution du fils par son père, mais aussi la condamnation du jeune fils par l'économie de marché et son ancien maître devenu une ombre dépossédée devant le New York orageux et pluvieux.
Incarné par un Douglas surpassant ses propres moyens (à l'en croire l'Académie, sa performance de Gekko est, à ce jour, la seule récompense qu'il possède à titre d'acteur), le magnat invisible est bercé par les utopies de l'économie de marché sur laquelle il aspire à contrôler la plus grande part. Nullement poussée par une soif d'argent ou de réputation, l'avidité pour la possession est symptomatique d'un stéréotypage à la conspiration. Baigné dans une noirceur désignative d'une possession diabolique, le visage de Gekko de l'esprit malicieux chuchotant à l'oreille de Fox, lui relançant les ultimatums, trahissant à quel degré celui-ci semble avoir tout prévu d'avance l'évolution psychologique, mais surtout la montée cupide de Fox (via lequel Martin Sheen offre la performance d'une carrière). Le « discours à la nation » de Gekko aux boursiers, de Garrison (JFK) au jury, d'Alexandre à ses troupes, la plate-forme publique sert de vitrine à quelques uns des plus beaux élans patriotiques de l'histoire du cinéma.
Wall Street est cependant doté d'une fin classique, dans les normes, d'une conclusion amenée au discours sur l'Amérique qui, depuis lors, semble avoir vieillit faute d'une dernière décennie suspicieuse léguée par l'administration américaine. Lourd de symboles, de concepts littéraires et théâtraux, l’hommage d’Oliver Stone a son père courtier de Wall Street est un film d’un classicisme efficace jouant drôlement sur plusieurs codes du genre mélodramatique. Où les amourettes sont choses communes et n’apportent qu’au récit que quelques anecdotes cocasses par leur rareté (une prostitué stimulée par le langage boursier, une copine agent double sous les traits de Daryl Hannah) ainsi qu’une pièce manquante trop peu étoffée vu l’ampleur du drame.
Tragédie incomplète qu’est celle de Wall Street, le cinéma de Capra n’y est pas tout à fait avec la même régularité critique, le corpus de Stone, lui, pas encore assez étoffé pour prétendre lui prêter les codes aujourd'hui bien établis de sa vision du monde. Entouré d’un être menaçant blotti on ne sait trop où, la trahison de Fox et le pouvoir de Gekko et son empire appréhende l’assassinat de JFK, l’isolement maladif de Nixon, la conspiration contre Alexander : Oliver Stone est un cinéaste qui filme le destin des patriotes en cinéma subjectif. Placés aux côtés de Fox l’opportuniste, nous ne pouvons qu’être persuadés de la fin prochaine de son rêve financier et de sa dénonciation. Le rêve américain trop artificiel, trop rapide qu’il vit ramène aux paroles de son père prônant n’avoir jamais juger la valeur d’un homme à son portefeuille. Principalement le récit d’un fils cherchant la reconnaissance (et à en croire le vécu du cinéaste, l’hypothèse d’un film tout aussi autobiographique que Platoon frappe l’esprit), la rébellion du protégé contre son maître impie tient de la grande tradition des récits de la rédemption où Stone, l’iconoclaste, se permet enfin d’accomplir sa réflexion et d’apporter à son microcosme en crise le jugement d’un dernier plan à vol d’oiseaux : l’omniscient metteur en scène se retire de celle-ci avec le sentiment du devoir accompli.
Critique publiée le 30 janvier 2009.