DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Surveillance (2008)
Jennifer Chambers Lynch

Apparences trompeuses

Par Jean-François Vandeuren
De dangereux psychopathes sèment depuis peu la terreur dans une région éloignée du nord des États-Unis. Jusqu’ici, tout va bien. Mais le dernier massacre perpétré par les deux tueurs en série semble avoir été d’une violence et d’une brutalité particulièrement horrifiantes. Si bien que deux agents fédéraux (Bill Pullman et Julia Ormond) ont dû être envoyés sur les lieux pour donner un coup de main aux autorités locales plus ou moins compétentes et prendre la déposition des trois individus ayant survécu à l’incident, soient une jolie jeune femme encore sous l’influence de certaines substances, une gamine ayant perdu toute sa famille en l’espace de quelques minutes, et un officier de police qui assista impuissant au meurtre de son partenaire. La réalisatrice Jennifer Chambers Lynch mettra évidemment l’emphase au départ sur la grande divergence entre les événements rapportés de vive voix par les principaux concernés et les images beaucoup plus évocatrices qu’elle présentera parallèlement aux différents témoignages. Ainsi, plutôt que d’écouter les dires d’une honnête jeune femme en pleine recherche d’emploi, nous nous retrouverons face à une junkie qui profita de la mort de son fournisseur pour passer les dernières vingt-quatre heures dans un état second. Même son de cloche pour ce vénérable défenseur de l’ordre et son défunt collègue qui prirent un malin plaisir à abuser de leurs pouvoirs - et de l’alcool - et à terroriser la poignée d’automobilistes qui eurent le malheur de s’aventurer sur la route désertique placée sous leur surveillance. Bref, tous les éléments sont réunis pour que toute cette histoire dérape de façon inimaginable, ce qui ne semblera toutefois pas ébranler outre mesure les deux agents assignés à la résolution de cette nébuleuse affaire, eux qui en ont visiblement vu d’autres depuis le temps…
 
Cela faisait déjà plus de quinze ans que nous n’avions pas eu de nouvelles de Jennifer Chambers Lynch, elle qui nous n’avait proposé jusqu’à maintenant que le curieux Boxing Helena de 1993. L’attente en aura néanmoins valu la chandelle puisque celle-ci nous revient aujourd’hui dans une forme pour le moins étonnante, et même quelque peu déstabilisante. L’Américaine nous propose ainsi avec Surveillance un suspense des plus grotesques dans lequel elle prend un malin plaisir à mettre sens dessus dessous les innombrables conventions propres au genre policier et au récit de tueur en série. Sans nécessairement réinventer la roue, la réalisatrice réussit tout de même à tirer son épingle du jeu de par son attitude insolente et irrévérencieuse et l’humour on ne peut plus noir et corrosif avec lequel elle décortique les événements de son film ainsi que la psychologie des différents individus peuplant cet univers cinématographique tout ce qu’il y a de plus sale et désuet. Le scénario du présent effort demeure évidemment assez simpliste, mais le tout est élaboré avec une telle intelligence et un goût du risque si prononcé que nous ne pouvons finalement que nous laisser emporter par les délires pervers et détraqués de notre maîtresse de cérémonie. Au coeur d’une intrigue carburant déjà au mensonge et à l’ironie dramatique, Lynch cherchera également à confronter son public en surexposant les gestes hautement répréhensibles perpétrés par certains de ses protagonistes. Le tout dans le but de créer un profond malaise au sein de celui-ci, lequel deviendra vite palpable et suffocant, mais aussi nécessaire et particulièrement stimulant. Une instabilité émotionnelle et dramatique que supportera à la perfection une distribution menée de main de maître par un Bill Pullman au sommet de sa forme que Lynch sera vraisemblablement allée dénicher quelque part sur la route perdue de son paternel.
 
Le résultat final n’est d’ailleurs pas trop loin de ce à quoi nous aurions probablement eu droit si le célèbre réalisateur avait tenté de répliquer au fameux Natural Born Killers d’Oliver Stone au milieu des années 90. Il faut dire que ce qui fait la force de ce deuxième long-métrage de Jennifer Chambers Lynch, c’est justement la manière on ne peut plus maligne et apathique dont cette dernière joue chacune de ses cartes. La cinéaste se servira évidemment d’un tel stratagème pour révéler le véritable visage de ses différents personnages au moment le plus opportun, mais aussi dans le but de créer un lien étroit entre l’évolution de son scénario et celle de sa facture esthétique. Ainsi, cette habile supercherie prendra au départ les traits d’un thriller de bas étage avec tout ce que cela implique en termes de cadrages statiques et ennuyeux et de piètres performances d’acteurs, gracieuseté d’un casting on ne peut plus dévoué qui aura bien voulu se prêter au jeu sournois de la réalisatrice. Lynch dévoilera ensuite tout son savoir-faire en injectant de plus en plus d’énergie à sa mise en scène, conférant un caractère beaucoup plus nerveux et inconséquent à un spectacle qui était déjà passablement déjanté. Une aisance qui lui permettra notamment de produire une véritable pièce d’anthologie lors d’une séquence absolument jouissive dans laquelle elle unira le destin de ses protagonistes au rythme de l’intemporel et trépidante Add It Up du groupe américain Violent Femmes. Ce soudain regain de vie se fera également sentir au niveau du montage alors que la cinéaste alternera brillamment entre les deux temporalités de son récit et les différentes versions des faits, permettant là aussi à son film de sortir progressivement de sa torpeur tout en imposant une atmosphère qui deviendra de plus en plus morbide et désinvolte à mesure que seront rassemblés tous les morceaux de cet étrange casse-tête.
 
Il y a donc un écart considérable entre le slasher insignifiant que la cinéaste semble vouloir nous offrir en début de parcours et le formidable exercice de déconstruction - ou plutôt de reconstruction - qu'elle nous propose en bout de ligne avec un plaisir malsain, et surtout contagieux. Lynch impressionne évidemment de par la maîtrise absolue avec laquelle elle régit la totalité des éléments de son film, elle qui aura su prendre un risque énorme en allant jusqu’à faire douter le spectateur de ses compétences à titre de réalisatrice. Ainsi, si elle placera souvent son public dans une position particulièrement inconfortable, Lynch jouera néanmoins un habile double jeu aux dépens de celui-ci en finissant par en faire autant sa victime que son principal complice. De ce fait, l’issue du présent exercice demeurera en soi assez prévisible, et ce sera d’ailleurs à ce niveau que Lynch se montrera le plus perspicace alors qu’elle n’accordera finalement que très peu d’importance au dénouement de son intrigue. Car l’idée n’est pas tant ici de déboussoler le spectateur par l’entremise d’un revirement de situation aussi inattendu que tiré par les cheveux, mais bien de mener ce dernier en bateau jusqu’à cet instant fatidique où la réalisatrice jouera sa toute dernière carte. Véritable bombe à retardement, Surveillance est surtout un thriller qui ose prendre son temps, faisant évoluer chaque parcelle de sa production à la même vitesse tout en leur permettant de devenir interdépendantes. Le tout démontre en somme la grande dextérité d’une cinéaste aguerrie, et d’une manipulatrice exceptionnelle, qui aura su nous faire rire jaune, tromper notre vigilance de cinéphile et malmener nos sens sans la moindre sympathie, et ce, en trouvant tout de même le moyen de nous faire aimer chaque seconde de cette expérience cinématographique pour le moins atypique.
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Critique publiée le 13 mars 2009.