DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Crazies, The (1973)
George A. Romero

War of the Dead

Par Mathieu Li-Goyette
L’attrait qu’a George A. Romero pour les zombies et autres créatures sans cervelle (singes, humains contrôlés, vampires impulsifs) demeure l’une des plus joyeuses obsessions du cinéma d’horreur. Dénués de personnalités, les morts-vivants de Romero font état des masses uniformes de la société qu’il critique. Capables d’avancer sans rechigner devant les armes à feu à la recherche d’un petit bout de cervelle pour se faire la dent, ces monstres sortis de terre ont été utilisés à maintes reprises par le maître pour qu’il se fasse comprendre des injustices. Pendant que certains lui reprochent encore de pointer d’un énorme doigt ce qui est tout aussi flagrant, la prouesse de l'homme aux grandes lunettes est peut-être d'y parvenir à travers le créneau le plus politiquement opaque du cinéma. Jamais pris au sérieux pour cette bien mauvaise raison, Romero a cependant toujours ressenti le besoin de se prononcer sur ses paires et, avec son quatrième film, il achevait là son premier véritable succès depuis le baptême de feu que Night of the Living Dead fut pour lui. Dans le cas de Crazies, la recette est tout autre quoiqu’exactement la même au point de vue de ses repères narratifs. Un cataclysme inexpliqué survient, des gens tombent malades, deviennent fous et se mettent à attaquer leurs voisins sans raison. En fait, dès le prologue, un père égorge sa femme, met le feu à sa maison et carbonise ses deux enfants dans la rage qui l’a soudainement atteint. Non, derrière ses effets souvent manqués et son scénario d’une bien drôle confusion, Romero n’est pas de ces faux iconoclastes qui fourmillent dans le cinéma de série B et le gore.

Sans jamais non plus s'attirer les foudres qu'on lui infligerait en échange d'un cinéma prétentieux, Romero confirme qu'il figure parmi les plus intelligents réalisateurs de sa caste. Scénariste, monteur et homme à tout faire de ses tournages campés dans sa chère ville de Pittsburgh, son Crazies fonctionne pour sa part comme un film de zombies inversé puisque les monstres sont les membres du corps militaire envoyés par le gouvernement américain. Bien que l’on suggère que l’incident soit dû à une expérimentation bactériologique qui aurait mal tournée, rien n’est jamais confirmé et le spectateur, comme les scientifiques et survivants du film se débrouillent dans un chaos qui donne de la tête un peu partout à la fois. Visiblement frustré par la guerre du Viêt Nam, Romero inverse les rôles et se sert de la première partie du film comme démonstratif d’une brutalité militaire dénonçant avec force l’impérialisme occidental nouveau-genre. Trainé par une crainte d’un hiver nucléaire post-guerre froide (la même qui était omniprésente de la science-fiction des années 50 qui ont tant influencé Romero), il fait se brûler un prêtre comme l’avait fait le Bouddhiste Thich Quang Duc en 1963 sous les yeux sidérés du monde médiatique. Au même titre, les civils courent dans tous les sens après avoir été atteints par ce virus déployé par un complot visant à exercer un pouvoir plus efficace contre l’ennemi suprême soviétique ; alors que les Américains tentaient de purger le Viêt Nam de toute influence soviétique, les militaires de Crazies font des tests d’armes chimiques pour répondre dans une « alternative » à la menace rouge… Et encore là, qui dit que cette maladie n’est pas perçue comme la métaphore du communisme contagieux du Maccarthysme? « Des infectés, abattez-les! » répèteraient-ils à toute époque.

Les rescapés (qui pourraient aussi bien être Vietnamiens que hippies) luttent donc avec un armement réduit, doivent se cacher dans les bois pour survivre à l’insurrection qui a pris possession de la ville et a cloisonné l’ensemble des citoyens les plus dociles dans une école où le virus circule bien plus rapidement. Comme Romero en a souvent la bonne habitude (et Crazies n’y fait pas défaut), des archétypes se mettent en place pour défendre textuellement les différents secteurs de la société. L’honnête homme à l’affut des droits de la personne, le militaire à la conscience lourde, le scientifique chevronné qui veut dénicher un vaccin, tous se lancent des répliques symboliques quant à la légitimité du gouvernement à vociférer de façon brutale en cas de crise. Contrairement à ses autres films qui utilisent sa stratégie favorite visant à mener un petit groupe de survivants d’un point A à un point B alors qu’il y a d’habitude entre ces deux points des légions de morts-vivants, The Crazies se tourne sur l’importance symbolique des soldats vêtus d’uniformes blancs. Identiques dès qu’ils enfilent leurs masques, ils ne sont que le prolongement du sombre pouvoir états-unien (représenté par un président dont on ne voit que l’arrière du crâne sur un téléviseur : un véritable tireur de ficelles qui est prêt à anéantir la ville d’une bombe nucléaire). Les soldats représentent aussi une autre des craintes de Romero, une qui a terrorisé le Viêt Nam, mais aussi les nombreuses révoltes étudiantes de par le monde en 1968, celle qui a marqué le Québec en octobre 1970 et une qui, à l’époque du tournage, n’a pas encore fait irruption dans une société qui marche au pas. Fâché par cette discipline, il y a, au-delà de la maladie qui atteint les habitants de la paisible ville, la recherche d’un alibi à la révolte. Car selon Romero, les États-Unis n’ont pas encore eu droit à une révolte réprimée parce qu'il n'y a justement jamais eu encore de révolter à contenir. C’est pour cette raison que le pays se permet d’imposer le capitalisme qui l’anime avec une fierté aveugle chez ses voisins éloignés, qu’il se soumet sans réfléchir aux ordres venus d’en haut.

Classant et les citadins et les militaires comme de stupides rats qui tentent d’échapper à un destin inéluctable, le pessimisme de Crazies n’aura pas fait long feu à l’époque de sa sortie. Quant aux admirateurs, le film a été remplacé depuis par Day of the Dead (1985), qui affiche certaines ressemblances sur le point de la critique du pouvoir autocratique et des méfaits de la technologie nucléaire. Plus politiquement impliqué, Crazies est donc pour sa part un brûlot, un film de renégat qui, comme dans la conclusion de Night of the Living Dead, ne voit aucune issue possible pour la liberté. Mené par une audace visuelle bien plus marquante qu’à ses trois premiers films, Romero démontre un talent de monteur qui vise à accorder la succession des images « de propagande » (gros plans sur les visages des décideurs malfaisants) aux mouvements des troupes avec un rythme qui suit à la lettre une marche militaire répétée comme leitmotiv des moments enrageants du film. Visant à agacer les sens du spectateur par la répétition de sa cadence hystérique, l’effet rappelle le non moins réussi montage de Easy Riders (1969) lors des chevauchés superfétatoires des motards à travers l’Amérique sauvage.

Pareillement à un plaisir semblable du tournage aux petits moyens, Romero parvient à tirer son épingle du jeu au moyen de comédiens pour la plupart sans formation et fait tenir une tension astreignante à travers la chasse à l’homme qui s’étend d’un bout à l’autre du film. Tandis que les effets visuels laissent encore à désirer (pour cet aspect, il faudra attendre l'arrivée du compagnon de route de Romero, Tom Savini en 1978, qui était encore au Viêtnam à l'époque), les trucages optiques du cinéaste et ses passe-passes de montage grossiers suffisent à imprégner le produit fini d'un sentiment d'urgence génial. Comme si l'équipe de tournage était elle aussi poursuivie à travers ces décors et ces nuits mal éclairées (par faute de moyens bien sûr), l'opus est parmi ses films les plus honnêtes et où il s’est exprimé le plus clairement. The Crazies est, autrement dit, une gifle à l’américanisme dans un gant mal cousu, mais bien charnu. Un film d’horreur aux ambitions énormes et qui a la bien noble mission de dénoncer les méfaits du pouvoir délégué par les plus hautes instances et ses guignols de service. Le tout en ne s’assurant que lors de jouissifs moments la clarté de son message et l’atteinte des visées de sa folie cinématographique sommes toutes peu commune : l’horreur politique (ou la politique horrifiante, comme vous préférez).
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Critique publiée le 26 février 2010.