Grandiloquent mirage
Par
Mathieu Li-Goyette
Méprisé par l’Histoire, Jacques Feyder est un cinéaste français d’origine belge qui, dès ce premier long-métrage doté d’un budget faramineux, fut l’un des premiers instigateurs d’un réalisme psychologique prématuré destiné à disparaître ensuite sous la luxuriante réputation de l’avant-garde française des années 20. Bien avant les plus prodigieuses fresques d’Abel Gance, Feyder avait déjà à son actif son lot de grandes oeuvres qui, à bien des égards, font figures d’exception au sein des productions internationales de l’époque (après L’Atlantide, on dénote aussi Visages d’enfants (1925), Grimiche (1926) et - l’historien Sadoul l’indique - le chef-d’oeuvre Thérèse Raquin (1928), aujourd’hui disparu). Tourné au Sahara et basé sur le roman populaire de Pierre Benoît, L’Atlantide raconte l’épopée du colonel Saint-Avit, revenu du désert. Lors d’un voyage dans sa mémoire d’illuminé (dans un flashback qui sera de la durée du film - environ trois heures et demie), l’homme d’armes raconte la découverte de la magnifique cité désertique de l’Atlantide qu’il effectua lors de ses derniers périples avec son compagnon, le capitaine Morhange. À leur entrée dans la cité, ils seront accueillis par un peuple indigène vénérant les divinités d’autrefois et prêtant serment à la magnifique reine Antinéa, capable d’envouter tout homme sur qui elle décide de porter son regard : Saint-Avit sera hypnotisé par cette beauté saharienne et tuera son fidèle ami. Confiné à sa prison, sa haine pour ses geôliers et le remords qui l’affectera après son meurtre sans scrupule le poussera à fuir la captivité en compagnie d’une servante du château. Une fois de retour à bon port, une fois l’histoire racontée (et sa charmante dame laissée pour morte de soif dans le désert sans pitié), Saint-Avit conclut que l’Atlantide lui manque, qu’il souhaiterait se soumettre aux charmes pêcheurs de la reine, qu’il préfère enfin les riches victuailles et les idylles aux mornes cadres rigides de sa vie de soldat devenu héros de guerre. Voilà pour l'historiette.
Lui-même mobilisé soldat lors de la Grande Guerre, Feyder est d’abord formé comme acteur chez le pionnier George Méliès, puis tourne son premier long-métrage qui lui vaudra plus tard d'être reconnu comme l’un des premiers cinéastes à filmer à l’extérieur (la somme des difficultés rencontrées lors de son grandiloquent tournage dans le désert du Sahara aidera aussi grandement à publiciser le film et à le faire parvenir jusqu'à nous). Vanté comme le premier film épique réalisé grâce à des financements français, la plus grande caractéristique du film de Feyder, mis à part une direction artistique et une dynamique de montage particulièrement audacieuse, se veut sa structure narrative. Alors que la première moitié de l’opus (un peu plus d’une heure trente) tourne autour d’un égarement dans le désert, le spectateur se retrouve devant un temps dilaté, une volonté de faire durer pour créer la durée. Panoramas désertiques après rares oasis parsemant le parcours de Saint-Avit, c’est le long périple du lieutenant jusqu’à l’Atlantide et sa caverne d’Ali Baba remplie de trésors inestimables qui demeure aujourd’hui les instants les plus précieux du film. s
La sueur, les piétinements dans les dunes, l’ensemble est lancinant, complètement hors des normes du temps et pointe une simplicité du langage cinématographique de Feyder qui fait tout le charme du style de celui qui sera plus tard nommé le précurseur du réalisme poétique français (Renoir, Clair, Carné, Duvivier, etc.). Dans cet épatement face à la nature, possible que Feyder ait été à son insu le prophète à la fois d’une relecture du genre et d’une utilisation métaphysique de la durée en salle de son film. Captée dans la plus grande des linéarités (tant visuelle par ces belles compositions empruntées à la peinture canonique et classique, tant temporelle par cette omission des trop longues ellipses), L’Atlantide est une épreuve du temps face aux galipettes héroïques du montage chez Griffith, des grossiers accents épiques tant désirés par le cinéma italien, et des moments de « grâce » propres aux saynètes bibliques des productions françaises.
Là où un certain cinéma muet épique se place facilement en parallèle aux grands récits homériques (ou bibliques, Cecil B. DeMille s’en fera tout un honneur), Feyder semble être dignement ignorant des succès qui portèrent le genre jusqu’à lui et qui, à travers l’histoire du cinéma, prouvent encore que ces oeuvres (celles de Griffith et de toute son « école d’assistants », pour ne nommer que le plus célèbre) sont celles qui donnèrent au septième art son public et son entourage médiatique et critique. Non, ce qui semble être la plus belle inspiration de Feyder, c’est le cinéma suédois de son temps (que l’on qualifie souvent de manière assez floue de « naturalisme » suédois, passons) et surtout l’expressionnisme allemand encore tout naissant. Bien sûr, aussi les feuilletons de Feuillade (Les Vampires ; d’ailleurs, l’actrice et célèbre danseuse française Stacia Napierkowska, qui y incarnait Marfa Koutiloff, interprétera plus tard la voluptueuse reine Antinéa chez Feyder), aussi le goût pour les grands décors pittoresques qu’il doit probablement à Méliès et ses fantaisies. En bref, L’Atlantide est un film magnifiquement simple. Et c’est dans cette simplicité du traitement des fresques de légendes qu’il présente que se trouve toute sa poésie. C'est dans cette appréciation du récit fondateur que Feyder s'avère un grand conteur, qu'il profite même du point milieu de son film pour faire découvrir à l'intérieur de l'Atlantide une série d'ouvrages essentiels. De Voltaire à Molière, Saint-Avit se sait entre de bonnes mains parce que ceux qui l'ont capturé... connaissent leurs classiques. C'est un peu ce qui agrippe l'âme du spectateur contemporain lui-même, se savoir entre de bonnes mains.
Déterrer L’Atlantide au vingt-et-unième siècle, c’est aussi tenter de faire revoir le film, de le faire retomber dans les bonnes grâces des cinéphiles. Odieusement oublié, car on ne peut tout voir, le premier film de Feyder marque pourtant l’imaginaire et les rêves. Aussi, c'est jusque chez Resnais que l’on retrouvera et l’excentricité des décors qu’il reprendra à L’Atlantide plus d’une fois - je parle de la salle des cercueils des amants : un vrai mausolée de coeurs brisés et d’amours trop éphémères - et l’intuition pour ces destins tourbillonnants du même oeil de la tempête : la mémoire et sa mélancolie passagère. D’un point de vue ethnographique, c’est aussi la représentation du peuple maghrébin présent pour aider Saint-Avit, qui demeure à la vue des comédiens repêchés sur place donnant la réplique aux acteurs français de Feyder (rappelons que la chose était bien rare à l’époque, tandis que l'on costumait et que l'on attitrait les nationalités le plus souvent au moyen de vulgaires accessoires).
Parvenant à extraire du désert sa dimension romantique par une mise en scène de stratège qui se déplace incessamment dans ses immenses étendues, le regard est constamment chambardé par les mises en perspectives et le découpage d’un espace sans décor, sorte de néant blanc et nacré transpercé par le soleil. Magnifique rareté, ces premiers plans s’éveillant sur le Sahara et sur la fuite de Saint-Avit sont les présages de la même luxure visuelle qui accompagne les dernières séquences du film, elles, baignées dans la richesse du palais d’Antinéa et de ses servantes. Alors que Feyder fait culminer la force dévastatrice des passions amoureuses dont il se sera fait un discours récurrent, il doit ce premier meurtre passionnel (celui de Saint-Avit à l’endroit de son ami) à Wiene et à son Cabinet du Dr. Caligari (1919). Aussi terrifiant, doté d’angles bien trop semblables pour n’être que coïncidences, c’est cet homicide et la course effrénée à travers un dédale de cavernes naturelles qui le précède qui, pour l’une des seules fois chez Feyder, élèvera la tragédie au rang d’aliénation. Une psychose avant-gardiste, une manière puissante d’entamer la fin du rêve de Saint-Avit tout en marquant le début du nôtre.
Critique publiée le 6 janvier 2010.