Je me souviens de la Révolution
Par
Mathieu Li-Goyette
Figure fondatrice de l’ICAIC (Institut cubain de l’art et l’industrie cinématographique), Thomás Gutiérrez Alea demeure encore aujourd’hui le cinéaste cubain le plus primé et connu à l’étranger. Premier créateur de courts et de longs-métrages au lendemain de la révolution de Castro, c’est de son cinéma et de celui de Fernando Solanas que les cinéastes formés à l’ICAIC seront les plus inspirés à l’école de l’ICAIC, berceau d’une cinématographie qui - soyons honnêtes - demeure encore grandement méconnue du public nord-américain. Dans ce marasme de cinémas nationaux à décoder sous l’égide de leurs contextes de production, celui d’Alea est avant tout la somme d’un intellectuel et cinéphile aux aspirations démesurées. Inscrire le cinéma cubain dans la mémoire du cinéma mondial tout d’abord grâce à un film d’auteur en marge de la production étampée « révolutionnaire » de l’ICAIC (documentaires, films propagandistes, métrages publicitaires) tout en transposant le roman d’Edmundo Desnoes avec ses accents d’érudit et de bourgeois bien décalé de la toute récente révolution composent les aspirations première du film phare de la nation. Aux accents felliniens, l’hommage d’Alea au 8½ du maître italien est cependant l’un des rares pastiches pertinents en la matière où ce Sergio (Guido chez Fellini), écrivain de la haute ayant décidé de demeurer au pays après le renversement du pouvoir, se retrouve sans enfant et sans femme devant un syndrome de la page blanche syncopé aux airs romantiques de l’érotisme et de la contemplation.
C’est cette caricature d’Européen bercé dans ses airs de musique classique et ses promenades dans le musée maison d’Ernest Hemingway qui guide le récit journalier, précis et subjectivé du film. Jusque dans les moindres détails de sa mise en scène aux accents surréalistes, il y a dans ces Mémoires d’un sous-développement les inclinaisons, les lettrines et taches d’encre barbouillées du journal intime d’un dépossédé de la révolution. Exclu par son statut d’élite, inclus par sa décision de demeurer sur l’île, Sergio est prisonnier de l’îlot qu’il s’est bâti dans son appartement et à partir duquel il observe le tout Cuba d’une longue-vue de voyeur. Prolongement du contrôle sur le quotidien qu’il croit posséder, la société cubaine perçue par son huis clos est constamment remise sous la perspective du dandy qui va, flânant au bras de toujours nouvelles femmes, d’une mémoire à l’autre. C’est justement lorsque celle-ci se voit comparée au présent qu’il y a vide et matière à rendre le présent inutilisable pour le protagoniste forgé à même le compromis par Alea. Maître de la survie et de l’hypocrisie toute dissimulée, Sergio ira de quelques avances envers une jeune Cubaine de 16 ans. Celles-ci le rattraperont et passeront près de lui valoir un séjour en prison alors qu’in extremis, la cour l’acquittera; à la recherche d’une mémoire qu’il a égarée, l’accusé n’est plus en mesure de déterminer s’il était coupable ou non. Prouesse du montage et de la dilatation de sa structure narrative, le cinéaste aura réussi l’identique envers le spectateur tout aussi pêle-mêle, car ayant en mémoire (au moyen de la caméra, la narration en voix off ponctuelle, des ambiguïtés brillantes du scénario) un moment à mi-chemin entre la coquinerie et la pédophilie.
Pourtant loin d’être l’apologie de la relativité de la capacité de mémoire, le film d’Alea est cependant basé sur la malléabilité de celle-ci. Célèbre plan de cinéma, c’est lors d’un vertige occasionné par l’incohérence des discours d’un panel révolutionnaire que Sergio, errant dans une rue sans identification - ce désert d’asphalte qui ne trouve d’autre repère que celui de la représentation symbolique de l’isolement du protagoniste - se rapproche de la caméra qui l’observe d’un téléobjectif extrême. S’approchant, substituant de son corps le grisé du boulevard jusqu’à occuper l’entièreté du cadre par son visage granuleux, déformé par l’imprécision de la pellicule et son aspect d’artefact du réel, c’est là la remise à zéro d’une identité, puis la remise en question de tout un processus de retranscription qu’est celui du cinéma. Autrement remis en question lorsque Sergio évoque la sensualité, ces plans aux vocations érotiques répétées jusqu’à saturation de leurs stimulis appuient la thèse d’Alea qui tente de définir les causes d’une perte de la mémoire et les conséquences qu’un certain sous-développement (économique, culturel, politique) et cause de cette « non-identité » cubaine.
Car Sergio n’est pas nécessairement le bourgeois méprisant que l’on aurait souhaité détester. Plutôt l’homme invisible d’une société en changement, il est à la fois personne et tout le monde. Caractérisé par des qualités de valeur supérieure (l’érudition, son état financier confortable, son charme d’homme mature bien entretenu), l’alter ego d’Alea (issu sensiblement du même milieu aisé) doit prendre position dans un combat qu’il n’a jamais cru nécessaire au départ selon son point de vue fortifié, toujours régénéré lorsqu’il revient quotidiennement à son appartement isolé des réalités du nouveau Cuba. Alors que le pays tente par tous les moyens de se mettre au niveau des autres puissances occidentales, Mémoires d’un sous-développement prend l’angle de vue inverse des films à tendance gauchiste en proposant, par une curieuse poésie aux limites de la prétention, l’existence de ce genre de surhomme cubain capable de maîtriser ses émotions tout en étant capable de profiter d’un présent aux opportunités encore inexplorées: c'est donc au final que le propos du cinéaste reste étonnamment nuancé. Révolutionnaire qui refuse de brûler les étapes, Sergio n’est en fin de compte pas étranger à la figure romantique du poète maudit condamné à critiquer la modernité qui l’environne. Figurant comme scribe de son présent, la distance lui est obligatoire et l’attachement, quant à lui, est proscrit au risque de rendre « passionné » un discours qui, après 10 ans de nouveau régime et la mort récente de Guevara, n’est plus en état de défendre la condition confuse de l’état cubain.
Si l’importance du film demeure encore aujourd’hui celle d'un pan essentiel de l’histoire du cinéma politique, Mémoires d’un sous-développement est d’abord et avant tout une rencontre fortuite entre une maîtrise technique rarement égalée depuis dans le cinéma d’Amérique du Sud (pour des raisons économiques malheureusement inhérentes à la production du cinéma) et un choix précis et documenté d’éléments symboliques et culturels significatifs. En même temps que le testament d’une fougue révolutionnaire, le pessimisme de Sergio et le nihilisme prophétique de sa dissolution (visuelle et factuelle) dans le paysage cubain sont apparentés au changement de cap des tensions géopolitiques de l’époque. Après la Baie des Cochons, en plein milieu de la naissance d’une vague de protestation virulente contre la guerre du Viêt Nam aux États-Unis, les « nouvelles du monde » soudainement redirigées vers d’autres horizons font à la fois de l’opus de Guttiérez Alea un cri du coeur dont les éventuels débordements sont tus par une sagesse qui force l’admiration et l’écoute. Du même âge que Sergio, le cinéaste était pourtant des premières figures artistiques à rejoindre la révolution et c’est enfin à se demander pourquoi l’autobiographie camouflée qu’il signe baisse enfin les bras face à la déroute du pays. C’est probablement parce que la mémoire de ce premier engagement, de cette première passion politique presque amoureuse pour un homme et son pays allant d’une lutte à l’autre (et d’une femme à l’autre) s’est montrée, au final, sujette à des réinterprétations qui réduisirent, à chaque exercice nostalgique, l’exaltation du geste premier.
Critique publiée le 17 juin 2008.