La crise des beaux sujets
Par
Mathieu Li-Goyette
Le plan dure, les minutes s’écoulent et la larme jaillit du visage de Sara. La cinéaste laisse le temps filer. En numérique, on peut facilement tricher et transformer la captation du réel en attente démesurée de l’événement, passer de la caméra directe à la caméra de surveillance. Cette femme a délaissé le hassidisme, branche ultra-orthodoxe du judaïsme. Elle est scrutée par la caméra, prend la parole à mi-mot, s’exprime pour prononcer l’innommable : « c’est une histoire tragique, mais il ne servirait à rien de la raconter », en évoquant l’une de ses amies ayant fui l’état d’Israël. Cet état, il est habité par les êtres sombres captés au cours du périple de Sara et Shulamit, deux jeunes femmes filmées à leur tour par Anat Yuta Zuria qui, à son troisième film, continue de récolter les honneurs au coeur des circuits festivaliers. Ces individus vêtus de noir en plein désert, reléguant les femmes à l’arrière d’autobus aussi noirs qu’eux, trouvent satisfaction à refuser l’ouverture vers les nouvelles conjonctures sociales, rejettent ce qui leur paraît venir d’un Occident trop influant. Le sous texte émane de l’oeuvre ainsi - les voiles et les intentions ténébreuses du terrorisme palestinien sont écartés volontairement par Zuria - et la réalisatrice s’en tire avec un journal intime siamois tenu à jour par des flambeaux de la condition féminine sortis de nulle part. Il y a quelque chose qui cloche, des éléments dont on ne parle pas et d’autres dont on parle trop. Des omissions déplorables, des facilités condamnables. Sortez votre calepin, il est temps de faire une bonne liste d’épicerie.
Le documentaire engagé ne peut se suffire à lui-même. Il se doit, par sa définition terroriste, de défoncer les portes blindées ou de faire sauter les pentures de celles qui s'ouvrent trop peu souvent, de s’en prendre à l’establishment et aux préjugés tout en cernant les diverses perspectives nécessaires au débat de société. Comme si Michael Moore avait rendu la « bonne » propagande possible, il suffit maintenant de manipuler le réel à la recherche d’une conviction sans taches pour faire de la politique filmée. Itinérants, homosexuels, immigrés, l’acte de donner la parole à « ceux qui ne l’ont jamais » (encore faudrait-il s’entendre sur l’identité de ceux qui possèdent le fameux privilège) est bien à la mode alors que le numérique fait des siennes et participe grandement à la banalisation des images filmées.
Pour Sara, adepte de la photographie, la dénonciation passe par les photos qu’elle télécharge sur sa page Facebook. En attendant les réponses de ses amies, un réseau underground (mais qu’est-ce que l’underground à l’heure du web, ça, c’est une autre bonne question) se met en place avec en plein centre le film de Zuria. Elle semble bornée à nous gaver de ces traumatismes infligés aux femmes victimes des règles archaïques de la caste Haredi (basée sur un abus de pouvoir et non une adhérence aux Écrits, on l’aura rapidement compris). Non pas que ces gens soient des individus répréhensibles (c’est un terrain glissant, je vous laisserai le soin d’y patiner à votre guise), mais ce n’est pas non plus comme si, à l’opposé, la cinéaste se souciait de faire la part des choses, d’injecter un peu de gris dans son désert blanc picoté à coup de chapeaux noirs. Cette caméra collée au réel et à des larmes, dont les origines laissent croire à la propagande pure et dure, nous étouffe et nous titille jusqu’à l’écoeurement. Les sujets sont beaux, mais on ne sait plus les filmer ni les faire parler.
À son tour, Shulamit filme le quotidien de son quartier, dénote les abus misogynes qu’elle transfert sur la toile et commente le blogue qu’elle entretient. Les gens réagissent, elle répond. Des visages inconnus se profilent aux côtés du sabotage des deux femmes. Donne au web 2.0 et le web 2.0 te redonnera ton dû. L’outil est monstrueux et aujourd’hui en mesure de recréer l’identité d’une personne sur le net, où son profil Facebook (ou Twitter, MySpace, ou autre) s’avère le véritable avatar de ses convictions profondes. L’émancipation via les statuts Facebook? Il semblerait que tous les moyens soient bons pour se faire entendre. Nous pouvons ensuite critiquer l’efficacité du réseautage viral, car il a été maintes fois démontré que les internautes sont les plus grands parleurs, mais aussi les plus petits faiseurs. Mais puisque la condition féminine décriée dans le film est un secret de Polichinelle, difficile de croire que Zuria est bel et bien en train de capter le début d’une révolution.
Zuria accumule donc les séquences sans raisonnement, donne suite aux témoignages enregistrés dans les rues par des interrogatoires faits auprès d’un échantillon bien ordonné de la population israélienne. À la manière d’un vox pop - le vox populi, c’est aussi un beau raccourci pour prétendre à sa signification originelle : la voix du peuple - la documentariste suit une enquête manquant dangereusement de rythme et d’enjeux clairement définis : observer Sara et Shulamit aller et revenir entre l’extérieur et leur appartement, c’est faire l’aller-retour entre le cocon de l’identité numérique et les provocations aléatoires en extérieur. Les ultra-orthodoxes représentent un danger pour la femme selon Zuria, ou du moins, un danger à l’obtention des « bonnes valeurs » promulguées par une société les aspergeant de rêves depuis la création de l’état au lendemain de la guerre en 1948.
Elles rêvent de centres commerciaux, de grandes maisons et de produits de beauté (où ont-elles étudié d’ailleurs? En Amérique? En Europe? La question vaut la peine d’être posée). Ce désir d’occidentalisation nivèle vers le bas les aspirations d’une communauté qui se « Facebook » vers le premier tiers du tiers-monde, qui se lance dans la stratosphère de la « bonne manière » humaine instaurée par le colonialisme et la télé par satellite. Par le fait même, c’est se lancer tête première (soi et ses descendants) contre le mur du néolibéralisme, le convecteur d’espoir mal informé, d’appâts pour alimenter la direction univoque du Moyen-Orient vers l’Occident. Puisqu'après la fameuse larme vient le plan d'un enfant enjoué. La voix-off est soudainement muette, mais le montage pleure à son tour.
En fait, c’est la crise des beaux sujets. Ces sujets qui proposent non pas un débat social, mais bien une migration vers une tierce identité (qui n’est pas nécessairement meilleure) profondément marquée par l’admiration qu’on lui voue. Dans les faits, Black Bus est le genre de documentaires à vocation ethnographique dont le propre est d'envier le continent américain. S'écartant de la nuance, le choix des séquences montées privilégiant l’évasion et le reniement de tout un bagage culturel, Zuria aime réfléchir sur son quotidien comme la prison de femmes (à ce titre homonyme, un magnifique documentaire iranien de 1965 faisant bien mieux…) révélant les cloisons entre les deux sexes. Un plan le démontre bien : elles regardent passer trois autobus municipaux avant de prendre le plus sombre. Les deux femmes sont là, appareil photo et caméra à la main à regarder les vers grouiller. À épier l’idiotie de leurs ennemis, à faire sortir de leurs tanières les pires zélotes d’une religion qu’elles nous font percevoir d’un mauvais oeil. Il ne faudra s’étonner si le spectateur informé à la va-vite substituera l’ensemble du judaïsme à ces pratiques exercées en vase clos. Et il ne faudra pas s'étonner de la réaction violente des cobayes de l'expérience. Faisant sens dans la performance, le « sur le terrain », Black Bus n'est peut-être documentaire que dans sa forme. À d'autres égards, il est reportage biaisé et mal calibré identifiant peu ses interviewés. On monte les plans non selon les temps d'expression libres, mais bien selon une continuité manipulée pour le bien d'une cause. Et le voilà le beau sujet mal filmé, celui dont l'objectif est louable, mais dont l'éthique s'enfuit du cadre. Parlera-t-on un jour d'une loi du Talion de la représentation? Pouvons-nous accepter cette éthique qui a flanché au profit d'une cause jugée juste?
Il y a des documentaires qui se lamentent et d’autres qui avancent. Ici, financé par des compagnies de production juives « en faveur de l’épanouissement de la culture judaïque » apparaît très louche. De la part d’organismes au sein de la religion, l’affaire sonne une cloche, celle de la guerre de clochers à laquelle nous ne devrions nous soumettre que pour en cerner les enjeux rapidement, apprécier quelques beaux cadrages. Car ce n’est pas non plus l’endroit où le style de Zuria semble être à son meilleur. Alternance entre caméra caché et arrêt sur image, on s’amuse à flouer les visages et à jouer sur ce gadget visant à rendre l’image muette : « voyez comme ils sont opprimés, ils n’osent même pas paraître à l’écran ». C’est-à-dire qu’il n’a jamais été question de nous mettre en relief l’étendue du savoir des principales intervenantes, ni de justifier l’identité des gens qu’elles questionnent. Nul ne nous a acclimatés à une vision, tout semble pêle-mêle, filmé par un groupe de reporters aux aspirations flamboyantes. Comment en est on venu à choisir ces femmes? La confusion des styles est-elle nécessaire? Les arrêts sur images, le blogue, Facebook, tous utilisés comme concentrateurs de l’expression contemporaine, comment y croire? C’est une grande farce, un subterfuge mal maîtrisé de ce qui devrait être cri plutôt que complainte, manifeste plutôt que chronique du dimanche - pour ne pas dire du samedi…
Critique publiée le 2 mai 2010.